Je veux ici avant tout divertir… Si quelques passages peuvent vous agacer, vous gêner voire vous faire rougir je vous renvoie alors vers le JT qui chaque jour montre bien pire. ici ce ne sont jamais que des mots.
QMAC-C : Quelques mots à contre-courant !

Si la poésie est le contre courant de la prose ma poésie est aussi le contre-courant de la poésie, bref ici on baigne dans les baïnes de la rime.

Petites rimes à voix sans issue

Petites rimes saugrenues

Petites rimes impudiques

LA VOIX EROGENE

 

J’ai comme un soutien-gorge…

Suspendu au larynx

Un porte-jarretelle ficelé…

Autour de l’oropharynx

J’ai… j’ai dans le gosier

Un string qui coince

Voilà pourquoi j’ai…

J’ai la voix qui grince !

 

Complètement mytho ce type !

Complètement mythomane…

Complètement mégalo le gars

Mégalomane…

 

Mais comme cette voix qui traîne est érogène

Les femmes disent que je leurs donne des idées

Et aux premiers je t’aime que je leurs dégaine

Elles sont toutes envoûtées par ma voix oxydée

 

Elles disent de moi : oh ! Quel énergumène ! Man !

Rien qu’à l’idée de tes idées, on se sent transcendée,

Alors je leurs murmures mes mots pyromanes, man

Elles deviennent toutes, toutes de vraies dévergondées.

 

Complètement mytho ce type !

Complètement mythomane…

Complètement mégalo ce type

Mégalomane…

 

Elles deviennent toutes, toutes nymphomanes, man

Obsédées par mes cordes vocales rauques et lézardés

Profanées par la langueur engourdie de mon organe

Intimidées par mon débit de verbe saccadé !

 

Complètement mytho ce type !

Complètement mythomane…

Complètement mégalo le gars

Mégalomane…

 

J’ai comme un soutien-gorge…

Suspendu au larynx

Un porte-jarretelle ficelé…

Autour de l’oropharynx

J’ai… j’ai dans le gosier

Un string qui coince

Voilà pourquoi j’ai…

J’ai la voix qui grince !

Coquille

 

Depuis le cours élémentaire

On nous dit le cul c’est vulgaire

Ci-fait que même celui de l’alphabet

Nous fait toujours un peu rigoler

Il existe pourtant au moins un mot

Qui sans Q est alors un gros mot

C’est un nom commun féminin

 Qui devient un attribut masculin

Un joli mot qui devient un vilain mot

Quand on lui noie le Q dans l’eau

Coquille

FAKIR

 

Au comble du désir

Elle avait les poils à la verticale

Mais moi ça m’était bien égal

Car j’ai un C.A.P de fakir

 

Les chœurs :

 

Bien égal

Les poils à la verticale

UPPUP : Un peu plus d’une page !

Ecrire un peu plus d’une page c’est nécessairement se confronter à une épreuve d’endurance.

Théâtre le pyjama rouge
Scène 1
Décor : Un lit, un fauteuil, une table ronde, 4 chaises , un grand miroir.

La pièce est éclairée par deux chandeliers et des bougies d’à point.

Assises à une table MODE ( très chic )rangent les boules de Noël et CHARLOTTE ( rustique ) juchées sur un escabot, décrochent des guirlandes éléctriques, éclairées d’une bougie. Sur un lit, un homme, le camarade Suski ( façon poupée chiffon ) est allongé.

Mode s’approche du lit. Elle pose ses mains sur les siennes.

MODE :

«  On meurt comme on vit ! »

CHARLOTTE :

«  Il faut que chacun tende à s’élever ! »

MODE :

Il avait toujours une formule toute prête pour tout un chacun.

CHARLOTTE :

C’était un philosophe… à sa façon !…

MODE :

Lui qui rêvait de graver dans le marbre une morale universelle… Mon pauvre amour !

CHARLOTTE :

Tout ça pour en arrivait là !

MODE :

Pour la morale, c’est raté… pour le marbre… ( Elle s’écarte du lit ) .

CHARLOTTE :

C’est désespérant !

ODE :

Affligeant oui !

CHARLOTTE :

« On meurt comme on vit »… balivernes… On meurt comme on meurt, et puis c’est tout !

Comme disait ma grand-mère si chacun balayait devant sa porte… les vaches seraient mieux gardées !

MODE :

( Elle vient aider Charlotte )

Je vous le dis Charlotte, vous permettez que je vous appelle Charlotte… Suski est mort comme il a vécu… Comme une météorite au milieu d’un crépuscule annoncé !

CHARLOTTE :

C’est joliment dit !

MODE

Quant à s’élever ! ? ! Je crois qu’il n’est jamais tombé aussi bas.

CHARLOTTE :

Son âme, au moins, soit au ciel ! ( signe de  croix )

MODE :

Croyez-vous vraiment que l’ambition communiste est de voir son âme aller au ciel ?

CHARLOTTE :

Ben, de toute façon où qu’elle irait ?

( Elles rangent en silence )

MODE :

Tout de même, une mort aussi… foudroyante.

( elle revient vers Suski )

CHARLOTTE :

C’est effarant ! Sûr ! Mais ce devait être dans l’ordre des choses… C’est comme le coup de boule de Zidane. Certains ont dit que c’était prévisible… Mais personne ne l’a vu venir. Sauf Mazeratti.

MODE :

Moi j’aurai pu anticiper !

CHARLOTTE :

Anticiper… Mais qui aurait pu prévoir que ce con allait lui parler de sa sœur ! Qui ?

MODE :

Mais voilà, à trois heures de train… qu’est- ce que l’on peut faire !

CHARLOTTE :

Qu’on soit à trois heures de train ou quatre seconde de l’action… cinq cents kilomètres ou vingt-cinq mètres c’est pareil. Ce qui est écrit… personne ne peut l’empêcher.

MODE :

Vous avez sans doute raison. Le temps n’est pas toujours une question d’heure, de minute, de seconde. C’est parfois juste un espace intersidéral que l’on installe entre le reste du monde et soi-même.

CHARLOTTE :

C’est exactement qu’est-ce que je dis.

Mais pour autant je ne crois pas que monsieur Suski voulait installer un espace inter-viscérale ! Pour lui il s’agissait juste d’un petit retour aux sources, le temps de se requinquer !

MODE :

Un retour à zéro, voilà tout. Suski ! Je te maudis !

CHARLOTTE :

C’est le chagrin qui vous égare madame… …

MODE :

Du chagrin pour cet ingrat ! Ah ! ça non ! Il n’aura pas une larme. Je préfèrerai encore me crever les yeux. Enfin quoi pas un mot, pas une explication et je devrais dire merci…

Après tout ce que nous avions vécu… Il a agi comme un égoïste.

CHARLOTTE :

Vous croyez qu’on se suicide par égoïsme ?

MODE

Bien sûr que oui…

CHARLOTTE :

Il s’est tellement battu pour les autres !

Et puis pourquoi aurait-il attendu le dimanche de Noël pour justement… passer à l’acte ?

MODE :

Pour qu’on s’intéresse à lui, une dernière fois…  Un égoïste égocentrique !

CHARLOTTE :

Il n’y a pas idée! Noël, c’est sacré !

MODE :

Pour moi, désormais, plus rien ne sera pareil. Plus jamais.

CHARLOTTE :

Quand même : Noël sera toujours Noël !

MODE :

Nous étions tellement semblables, tellement complices, que c’est un peu comme si moi aussi je…

( elle s’effondre en pleurs )

Comme si aujourd’hui… Enfin quoi, comme si une partie de moi était morte de mon vivant ! Voilà !

CHARLOTTE :

Mais non,  madame… Faut pas dire ça !

MODE :

Comme il va me manquer !

CHARLOTTE :

C’est bien normal ! Quand on est si proche…

MODE :

Une osmose quasi fusionnelle !

CHARLOTTE :

( Impressionnée ) Zou !

MODE :

Nous étions une seule et même pensée…

CHARLOTTE :

Comme deux télépathes !

MODE :

Non ! Charlotte … comme ces vieux amants qui malgré les vents et les marées vivaient l’un pour l’autre à chaque instant, et pensaient toujours l’un à l’autre !

CHARLOTTE :

Dans une journée ça devait en faire beaucoup des pensées qui s’entrecroisaient ?

MODE :

Qui s’enlaçaient… qui s’embrassaient… Qui s’épousaient !

CHARLOTTE :

Zou zou zou !

MODE :

Vous savez, Charlotte, lui et moi, c’était Roméo et Juliette, Tristan et Iseult ….

CHARLOTTE :

Qui ça ?!

MODE :

Une grande histoire d’amour… parmi les grandes histoires d’amour !

CHARLOTTE :

Comme dans les films de Walt Dysney ;  Mickey et Minie ?

MODE :

( Dans ses pensées ) Sans le savoir hier encore nous étions là à écrire notre légende… et puis voilà… .

CHARLOTTE :

Sauf votre respect, madame, mais hier, il ne parlait ni de vous, ni de légende…

MODE :

(offusquée ) C’est que…

CHARLOTTE

Pas un mot sur le sujet depuis qu’il était revenu d’ailleurs !

MODE :

C’était par discrétion…

CHARLOTTE :

Un silence assourdissant…

MODE :

( Touchée dans son orgueil ) Et puis les mots, quand on s’aime comme nous nous aimions, sont trop étriqués pour exprimer les sentiments…

CHARLOTTE :

Ce doit être pour ça !

MODE :

Gardez vos sarcasmes pour vous ! Vous pensez que je n’ai pas assez de chagrin comme ça ! Que je devrais en plus supporter les jugements d’une pauvre fille dont je me demande bien ce qu’elle peut savoir de l’amour ? Et de la politique ? Et des turpitudes quotidiennes des amours avec un homme politique ?

CHARLOTTE :

Peut-être que je ne connais rien à l’amour et encore moins à la politique… mais les hommes, ça je connais. Et pas la peine d’avoir fait l’ENA pour les turlupitudes !

MODE :

Je ne sais même pas pourquoi je discute de ça avec vous.

CHARLOTTE :

Il n’y a que les intello qui voyage en regardant les livres de géographie.

MODE :

Comment ?

CHARLOTTE :

Les hommes c’est tout-comme- pareil, pour les connaître, il faut voyager !

MODE :

Vous avez une conception bien à vous de l’anthropologie.

CHARLOTTE :

Entre qui ?

MODE :

L’anthropol…

CHARLOTTE :

Entre Paul, Pierre ou Jacques…

MODE :

Vous vous enfoncez ma pauvre Charlotte.

CHARLOTTE :

Et vous deux, vous tourniez en rond !

( Silence. Chacune est dans son coin )

MODE :

Je ne vais pas vous faire un cours maintenant mais, voyez-vous, en certaines circonstances, il est parfois nécessaire de savoir disparaître.

CHARLOTTE :

Pour le coup, c’est réussi !

MODE :

En fait, la politique ce n’est que cela … Tout n’est fait que de rebondissements, de revirements, de retournements …

CHARLOTTE :

Mais pas d’enterrements  quand même ?

MODE :

De façon métaphorique je dirai que si..

CHARLOTTE :

Un enterrement métaphorique… c’est catholique ça ?

MODE :

Comment vous expliquer ? Il faut savoir s’absenter jusqu’à ce faire oublier pour pouvoir renaître de ses cendres.

CHARLOTTE :

Et bien moi ça m‘étonnerait que je l’oublie à monsieur…

MODE :

Sachez Charlotte, qu’au travers cet exil, Suski avait, décidé de redonner un deuxième souffle à notre idéologie… Une deuxième vie ! Mais pour cela il lui fallait symboliquement enterrer la première …

( en regardant son mari )

CHARLOTTE :

Comment voulez-vous qu’un homme renonce à ce qui fut toute sa vie ?

MODE :

Parfois, nous n’avons  pas d’autre alternative que la rupture !

( Silence )

CHARLOTTE :

Tout est dit…

MODE :

Que voulez-vous dire par-là !

CHARLOTTE :

Que monsieur s’était confié à moi pendant ces deux derniers mois !

MODE :

Suski n’était pourtant pas du genre à se raconter…

CHARLOTTE

Il n’y a pas de genre…Les hommes pour peu qu’on les écoute vraiment…

MODE :

S’il avait eu besoin d’une oreille il m’aurait appelée…

CHARLOTTE :

( pour elle ) Parler à une sourde… autant parler aux murs !

MODE :

Mais voilà ! Nous étions si proches qu’il est possible que nous n’avions plus assez de recul l’un sur l’autre. On ne se voyait plus. Quand on dit que l’amour est aveugle…!

CHARLOTTE :

( de son côté ) Sourde et un aveugle, c’est la cour des miracles cette bonne femme !

MODE :

Pourtant je n’attendais qu’un signal pour le retrouver

CHARLOTTE :

Moi si j’avais été vous, je n’aurai pas attendu. Je l’aurais rejoints, ici, dans sa cachette et cela aurait été drôlement romantique …

MODE :

Mais vous n’y pensez pas Charlotte ! Croyez bien que Suski s’y serait opposé…

Je viens de vous l’expliquer, sommairement il est vrai, mais s’il avait souhaité ce retranchement c’était pour conduire en lui-même une vaste introspection avant  d’entamer une contre-offensive.

CHARLOTTE :

Une introspection en lui-même… Berk !

MODE :

Vous savez ce que c’est  une introspection, au moins ?

CHARLOTTE :

Oui, je sais très bien… Qu’est-ce que vous croyez, nous aussi on a canal plus ?

MODE :

C’est abyssal une telle inculture !

Enfin, sachez Charlotte que nous deux c’était tout autre chose que ce que vous êtes en train de fantasmer. C’était un amour neuronal. Un amour extrêmement intellectualisé…

CHARLOTTE :

Moi je n’y crois guère à ces amours là ! Les hommes il leur faut de l’action, sinon…

MODE :

Pour l’heure, il lui fallait du calme. Force, sagesse et patience…voilà ce qu’il m’avait demandé.  Et bien que j’en souffrasse, je suis restée raisonnable comme je le lui avais promis.

CHARLOTTE :

Si c’était une promesse il est bien que vous la tenasse !  ( Elle s’occupe au rangement et revient vers Ode. )

MODE :

Sur mon honneur !

CHARLOTTE :

Alors ! … Quand même…Je me suis souvent demandée pourquoi les hommes avaient cette fâcheuse manie de toujours nous plaquer avant d’aller introspecter ?

MODE:

( Vexée ) Mais il ne m’a jamais plaqué… pas du tout…je vous interdis de dire cela ! Il m’avait seulement

CHARLOTTE

Pas plaquée… pas plaquée … Deux mois sans donner signe de vie… Qu’est-ce qu’il vous faut ?

MODE:

Mais vous n’avez donc rien compris ma pauvre Charlotte…

CHARLOTTE:

Ah bon !… C’est vrai que je suis pas bien cultivée comme vous ! Peux pas tout bien comprendre !

( elle s’écarte, sceptique, puis revient vers Ode )

Mais tout de même, je me demande pourquoi les hommes n’arrivent pas à réfléchir à nos côtés ? ( Elle va vers le lit )

MODE:

( Ode suit Charlotte ) C’est un véritable sujet de thèse de psychologie comportementale . ( Très docte ) Voyez-vous, dans toutes les espèces animales, les mâles,  contrairement à nous autres, sont… Comment vous expliquer cela ?

CHARLOTTE:

C’était pas vraiment une question que je vous posais, vous savez… Plutôt un constat !

Avec les mâles, comme vous dites, vient toujours ce moment fatidique où ils vous regardent un peu bizarrement… Un peu comme une poule qu’aurait trouvé un couteau, et puis, du jour au lendemain, hop !.

Il n’y a rien à expliquer ! Ils font leurs valises et c’est déjà trop tard, ils sont partis.

MODE:

Il ne faut pas exagérer non plus, parfois cela se passe ainsi, mais pas toujours ! ( reprenant son cours ) Et même en ce cas de figure, voyez-vous, sommes toutes, ce n’est pas si inquiétant… C’est ainsi, quand les hommes souffrent, ils se cachent…Comme les autruches… Ils se cachent le temps que dure ce désarroi et comme le plus souvent il ne s’agît que d’une débandade passagère… ils nous reviennent !

Je crois qu’il faut considérer cela comme une forme paroxystique, une poussée exacerbée de la pudeur.

CHARLOTTE :

Moi, aucun n’est jamais revenu … Ils sont tous aller guérir leur débandade dans les bras d’une autre.

MODE :

Ne soyez pas vulgaire Charlotte…( Elle va s’asseoir à côté de Suski )

CHARLOTTE :

Dans les bras, c’est pas  vulgaire… J’aurai dit dans la…

MODE

Et de toute façon avec lui,  je n’avais rien à craindre. Comme je vous l’ai expliquée, lui et moi nous nous aimions tellement que je ne l’ai même jamais vu en regarder une autre…

CHARLOTTE :

Il devait avoir des yeux derrière la tête !

MODE :

Non ! Pas du tout…!

CHARLOTTE :

Pourtant tous ceux que j’ai connus…

MODE :

Et bien pas Suski ! Vous m’entendez ! Jamais ! Même pas une œillade qui se serait égarée…

CHARLOTTE :

Si ça vous fait plaisir d’y croire… Mais, sauf votre respect, monsieur … enfin quoi, il m’avait confier…

MODE :

Qu’est-ce qu’il vous avait confié ?

CHARLOTTE :

Son intention d’en finir…

MODE :

Et que n’avez-vous rien dit ? C’est de la non-assistance à personne en danger…c’est…

CHARLOTTE :

D’en finir avec vous, madame !

( Enervée ) si vous me laissiez finir mes phrases… c’est agaçant cette manie que vous avez de toujours me couper la parole…et c’est même pas poli.

Voilà… il voulait en finir avec vous et refaire sa vie avec l’autre la jeune fille… mais seulement  après votre divorce.

(Mode fait mine de s’effondrer en pleurs et rentre dans une crise hystérique )

MODE :

Comme tout cela est cruel ! ( Elle s’approche du lit  et s’effondre de nouveau dans un faux sanglot ).

Comment a-t-il pu ? ( Elle secoue son mari ) Hein, comment as-tu pu me faire ça ( elle lui saute dessus, l’étrangle sauvagement  )Hein salopard de Bolchevik, comment as-tu pu me tromper ? Hein ignoble verrat !( elle le frappe ) ( Charlotte  intervient et la pousse.Mode se retrouve assise par terre  )

CHARLOTTE :

Non ! Mais ça va pas… Vous allez me le tuer une deuxième fois !

MODE :

( assise au bas du lit ) Comme j’ai honte, Charlotte, si vous saviez comme j’ai honte !

CHARLOTTE :

Je sais ! Je sais !

MODE :

Non personne ne peut savoir ce que j’ai enduré… personne…

CHARLOTTE

Vous croyez ça ! Moi, me faire larguer c’est toute ma vie…

MODE :

Mais moi, vous savez c’est la première fois qu’il m’échappait … Je n’ai pas su quoi faire pour le retenir !

CHARLOTTE :

Il n’y rien à faire ! Il faut attendre. Attendre que l’autre, la rivale s’en lasse et le quitte… sinon ( moue sceptique ) il faut se résigner !

MODE :

( Elle revient vers Charlotte et lui demande en chuchotant ) S’il elle le quitte et s’il ne rentre pas ?

CHARLOTTE :

Comment ça ? S’il ne rentre pas ?

MODE :

( Elle s’emporte ) L’autre, elle est certainement venue ici et elle a réalisé que se serait désormais fini la grande vie ; les premières pages des magazines, les photographes, les journalistes et toute cette agitation qui devait lui exciter les ovaires … Je suis sûr que c’est à cause d’elle qu’il s’est… suicidé.

CHARLOTTE :

Madame !

MODE :

Et elle l’a quitté. Et fier comme il était, il n’a pas osé revenir à la maison…

CHARLOTTE :

Non, madame ! La jeune femme n’est jamais venue ici. Et sans la connaître, je peux vous affirmer que ce n’est pas de sa faute !

MODE :

( elle s’approche du lit où est étendu son mari et lui lance un regard dédaigneux )

Quand même, ce suicide, ce n’est pas un coup de tête. Il ne l’a pas improvisé.

CHARLOTTE :

Vous savez ce qu’on dit: les grandes douleurs sont muettes…

MODE :

Ce n’est pourtant pas anodin ! S’électrocuter avec une guirlande de Noël…

CHARLOTTE :

Sûr que non ! Ce n’est pas anodin.

MODE :

Je me demande même comment on peut imaginer une fin pareille !

( Silence. Elle s’assoit dans un fauteuil et attrape le journal qu’elle essaie de lire… à la bougie )

CHARLOTTE :

A propos, madame, vous devriez  prévenir quelqu’un… pour le rétablissement de l’électricité ?

MODE :

Ne vous inquiétez pas Charlotte… Un ami s’en occupe.

CHARLOTTE :

Dire que monsieur avait été électricien à l’EDF. C’est drôle ! Il faisait la lumière chez les autres, et il vous laisse comme ça, dans le noir…

MODE :

Que voulez-vous  que je vous dise ?

CHARLOTTE :

Vous ne trouvez pas ça drôle ?

MODE :

Non ! ( silence. Elle se coiffe,  se remaquille )

Ecoutez, Charlotte vous avez été fort aimable mais là, maintenant, je voudrais bien…

CHARLOTTE :

C’est de nature ma gentillesse… C’est ce que tout le monde dit de moi, même si je sais que des fois ce n’est pas dit très gentiment …

MODE :

Maintenant, vous pourriez peut-être prendre congés ?

Vous comprenez, je  voudrais être un peu seul avec lui… me recueillir dans la quiétude… avant qu’on ne me l’enlève pour toujours…

CHARLOTTE :

Je comprends madame… ( Charlotte va pour quitter la pièce ) Mais vous me promettez de plus lui sauter dessus.

MODE :

Je promets. Je promets.

Par contre, Charlotte, j’aurai encore besoin de vous un peu plus tard, si vous pouvez vous libérer…

CHARLOTTE :

Bien sûr, madame…

MODE :

Vous savez faire un pot-au-feu, n’est-ce pas ? ( A elle-même ) C’est bien un pot au feu pour un enterrement…

CHARLOTTE :

Vous verrez madame, le pot-au-feu c’est même ce que je fais de mieux! ( Elle quitte la pièce )

MODE :

C’est cela  Charlotte, je ne vous raccompagne pas…

NOIR

Scène 2
Albert est seul en scène. Sur la table, sa boite à outil. Il déambule dans la pièce, avec une lampe torche. La pièce est toujours éclairée par deux chandeliers. Albert s’approche du lit et commence à s’expliquer avec son ami.

ALBERT : ( sur un ton  hésitant )

Bon, on ne va pas en faire un fromage… et puis ça ne se serait pas produit si tu avais été là, tu le sais bien.

( Il entend toussoter ).

( Charlotte est à la porte )

CHARLOTTE :

Bonjours monsieur… Madame Suski, elle est avec vous ?

ALBERT :

Non. Elle vient juste de sortir.

CHARLOTTE :

Ah ! C’est embêtant… Elle m’a demandée de revenir pour lui préparer un pot-au-feu, mais elle ne m’a même pas dis si c’est pour midi ou bien pour ce soir…

ALBERT :

Je crois savoir que la famille n’arrivera que cette après midi…

CHARLOTTE :

Vous n’êtes donc pas de la famille ? ( elle pose son sac à main et s’installe sur une chaise )

ALBERT :

Non, pas du tout… Moi je suis là pour tenter de rétablir l’électricité.

CHARLOTTE :

Ah ! Alors vous êtes l’ami en question ?

ALBERT :

L’ami en question ?  Mode vous a parlé de moi ?

CHARLOTTE :

Juste qu’un ami de monsieur travaillait au rétablissement de l’électricité. Dites-moi, vous y connaissez bien en électricité ? Parce que faut faire attention avec les court-circuits on a vite fait de mettre le feu ?

ALBERT :

Si cela peut vous rassurer, je suis électricien de formation…

CHARLOTTE :

Ah ! Alors vous êtes un professionnel, c’est rassurant !  ( silence ) C’est très gentil à vous d’être venu aussi vite…

ALBERT :

C’est bien la moindre des choses que de venir épauler une amie dans la peine…

CHARLOTTE :

Ah! Oui ? ( Elle s’assoit ) Je ne savais pas que vous étiez aussi l’ami de madame !

ALBERT :

C’est vous qui venez de me dire que…

CHARLOTTE :

Je pensais que vous étiez l’ami de monsieur !

ALBERT :

( un peu déçu ) Et bien, j’étais aussi celui de madame…

CHARLOTTE

( Elle observe Albert )  J’imagine !

ALBERT :

Vous imaginez mal, je pense ! ( Il s’assoit )

CHARLOTTE :

Pourtant, je n’imagine rien de mal …

ALBERT :

Alors veuillez m’excuser !

CHARLOTTE :

Cependant, l’amitié entre un homme et une femme…Permettez moi d’en douter ?

ALBERT :

Si je vous racontais vous seriez déçue, je vous assure…

CHARLOTTE :

Pouvez toujours commencer, du moment que cela demeure dans la décence…

ALBERT :

( Il s’assoit  à la table )  Elle et moi nous nous sommes connus dans un café…

CHARLOTTE :

Vous étiez barman ? Je vois le genre, du baratin en veux-tu en voilà !

ALBERT :

Non, moi, j’étais consommateur. C’est elle qui travaillait comme serveuse, pour payer ses études. Mais comme je passais mes journées dans son bistrot, et une bonne partie de mes nuits, forcément on est devenu, d’abord copain, puis ami. On se tenait mutuellement compagnie. Voyez ?

CHARLOTTE :

Je vois !

ALBERT :

A cette époque, elle voulait déjà faire la révolution ouvrière…massacrer le capitalisme.

CHARLOTTE :

Vaste programme !

ALBERT :

( Il se relève ) C’était encore dans l’air du temps ( il fouille dans la boite à outils. )

CHARLOTTE :

Bah ! On a vingt ans qu’une fois dans sa vie… Et si à vingt ans on ne refait pas le monde…

ALBERT :

On passait plus de temps à le défaire qu’à le refaire ! ( Il fouille ) Merde ! Il n’y a rien dans cette boite à outils !

CHARLOTTE :

C’est donc en militant que vous vous êtes rencontrer tous les trois ?

ALBERT :

En militant ? Non…Tout ça, ce n’était pas pour moi. Moi, j’avais dans l’idée qu’une révolution, tôt ou tard, ça vous reconduit toujours à votre point de départ… Alors j’attendais que Suski et elle, aient fini d’en faire le tour.

Moi je passais mon temps à le perdre… J’écrivais … pour me donner une attitude ! Comme d’autres fument ! C’était ma vie ! Et ça me suffisait. Un peu d’amour quand ça voulait sourire, et puis les amis. Je n’en demandais pas davantage.. .Le  reste du monde tournait très bien sans moi.

CHARLOTTE :

Bah ! C’est sans doute vous qui aviez raison…quand on voit où ça peut mener toutes leurs foutaises !

Il vaut mieux profiter de sa jeunesse, pour sûr !

ALBERT :

En-ai je vraiment  profité ? A ma façon, sans doute ! ( Il retourne la boite à outils sur la table)

Tout était si simple alors.

CHARLOTTE :

Et puis ( elle se rapproche tout prés de lui ) beau garçon comme vous l’êtes j’imagine que vous aviez toutes les filles à vos pieds ?

ALBERT :

( Il  s’écarte un peu et farfouille dans les outils. ) Il n’y a rien là dedans… Vous savez, à l’époque, elles me trouvaient un peu bizarre, les filles… mais finalement comme j’avais des idées sur rien, on était toujours d’accord. J’étais reposant qu’elles me disaient. Je leur faisais le coup du principe d’horizontalité…

CHARLOTTE :

Le principe d’horizontalité… Connais pas ! Mais je suis  pas beaucoup été à l’école !

ALBERT :

( Il l’épluche du regard, de haut en bas ) Comment vous dire ? ( il hésite, il  la prend par les épaules ) C’est…( il s’écarte )  une certaine idée de la vie…

CHARLOTTE :

Ah ! C’est tout ?

ALBERT :

Dés que Mode eut fini ses études, elle a obtenu un poste à la Sorbonne en tant que maître de conférence en… en je ne sais même plus quoi… et Suski qui n’avait pas d’autre  ambition que de l’aimer l’a suivie à Paris.

Ils sont partis, tous les deux, leur utopie sous le bras, poursuivre la lutte contre le capital à la capitale. Elle était la tête déjà, et lui la voix.

CHARLOTTE :

La vie, quoi !  Chacun son chemin.

ALBERT :

C’est ça ! Chacun son chemin… ( attrapant un petit tournevis) Le voilà !

CHARLOTTE :

Bien ! ( Elle s’affaire en rangeant la pièce )

ALBERT:

Après ils ont fait le parcours que chacun sait. Lui sous le feu des projecteurs, elle dans l’ombre.

En fait depuis, on ne s’est jamais revue.

CHARLOTTE:

Et vous vous êtes resté là à faire de l’électricité ?

ALBERT :

( Il s’assoit, songeur ) Je suis resté deux ans de plus ici. Mais c’était plus pareil. J’étais comme orphelin. Je savais seulement qu’il fallait que je m’échappe de la petite vie qui m’attendait

Vous comprenez, j’avais bien un diplôme d’électricien en poche, mais je ne voulais pas faire ce métier…

CHARLOTTE :

Mais vous êtes quand même devenu électricien, non ?

ALBERT :

Non ! Un matin je me suis dit qu’en choisissant de n’être rien, je choisissais en fait d’être tout sauf électricien. Et je suis parti au Brésil. C’est là bas que j’ai réussi à m’enfanter de l’écrivain que je n’avais jamais osé être ici. ( il se dirige vers une prise électrique )

CHARLOTTE :

( Admirative ) Vous êtes donc devenu vraiment écrivain ?

ALBERT :

Un jour, du côté de Bélem, j’ai rencontré un américain qui m’y a encouragé. Quitte à ne rien faire, disait-il, fait le bien !

CHARLOTTE :

Moi, j’aurai voulu être danseuse… mais je n’ai jamais rencontré d’américain… alors je suis devenue femme de ménages.

ALBERT :

Je voulais tellement changer de vie… C’était le tout pour le tout, pour ne plus être ni rien… ni électricien. ( Il revisse, se redresse ) Voilà ! Ça devrait fonctionner.

CHARLOTTE :

Je vous admire, vous savez, moi rien qu’une carte postale de vacances je cale.

( Elle essaie l’interrupteur ) Désolée, mais ça ne marche pas !

ALBERT :

Il faut que j’ouvre le compteur …Vous savez, il faut prendre le temps d’apprivoiser les mots et les idées. C’est un travail de longue haleine, mais auquel on  prend chaque jour de plus en plus de plaisir…

Un plaisir presque semblable à celui qu’on éprouve en faisant l’amour… tendre et violent à la fois.

CHARLOTTE :

Si c’est vraiment comme ça que ça fait, il faudrait que j’essaie de nouveau…

ALBERT :

( Il range les outils ) Ce fut un enfantement difficile. Neuf ans de grossesse pour écrire un seul roman.

CHARLOTTE :

En effet, ça commence à faire… moi j’ai pas d’enfant !

ALBERT :

Oui c’est long neuf ans…mais au bout du compte, je les avais mes deux cents pages manuscrites et le premier éditeur fut le bon !

CHARLOTTE :

Quelle histoire !

ALBERT :

Un peu de chance en chemin !

CHARLOTTE :

Non pas de la chance ! Du talent j’en suis sûr …Le peu de temps que j’ai passé avec monsieur Suski m’a suffit pour comprendre qu’un homme comme lui a forcément des amis un peu hors du commun…

ALBERT :

Vous savez, j’aurai tout aussi bien pu passer ma vie ici… ( il se sert un verre )

CHARLOTTE :

Ce n’était pas votre destin.

ALBERT :

Qui peut savoir ?

( Silence pensif )

CHARLOTTE :

( elle attrape son sac à main ) Et bien moi ma seule certitude c’est que je ne sais toujours pas si le pot-au-feu c’est pour ce midi ou pour ce soir…

ALBERT :

Vous savez, elle ne doit pas être partie bien loin… elle n’a pas de voiture. Elle est certainement  descendue boire un café ou peut-être est-elle allée acheter des cigarettes. On fume beaucoup lors des enterrements.

CHARLOTTE :

A bon… Et elle est partie en le laissant seul, comme ça ?

ALBERT :

J’étais là.

( Il regarde de nouveau en direction de Suski, vide son verre. Elle sort. Il sort toujours éclairée de sa lampe.)

NOIR

Scène 3
(Mode pose le journal sur la table et s’assoit. Elle allume une cigarette, et  approche une bougie pour mieux lire. )

MODE :

Alors minable, tu veux que je te lise ce qu’on dit dans le journal… ( elle tourne les pages )

Ah ! Te voilà… Aux faits divers !

Page 8… Tu peux imaginer ça ! Il y a peu encore je négociais ta bobine en première de couv…

Combien de fois te l’ai-je dis l’improvisation ça ne s’improvise pas

Que tu te suicide soit ! Mais pas en amateur…Je ne t’ai pas formater comme ça !

Avant une fin aussi prévisible, il aurait fallu que tu invites à dîner : un député, deux ou trois représentants d’association humanitaire, un maire de gauche, quelques figures locales. Qu’on te regrettes un  peu !

Mais toi tu te terres comme une vieil ours des Carpates et au détour d’un coup de déprime, tu meures !

Enfin bon ! On ne te refera pas. Tout dans la précipitation…

Je continue la lecture de ton homélie funèbre : «  le suicide du camarade Suski – deux points ouvrez les guillemets- une ténébreuse disparition ».

( elle approche la bougie afin de mieux voir )

Et encore, personne ne se doute au juste de la profondeur de nos ténèbres …

Je lis: « Jérôme Suski s’est donné la mort hier après midi, pour des raisons encore inexpliquées, mais sans doute liées à son récent effacement politique… » Tu parles d’un effacement.

« La disparition de cet ancien syndicaliste devenu le chef charismatique d’un parti aujourd’hui à la dérive provoqua néanmoins un profond désarroi chez tous les camarades. » point…

C’est tout ???  Toute une vie résumée en huit petites lignes ???

( Elle jette le journal par terre, et s’en prend à son mari. )

Voilà toute ta vie Suski… encore bravo !

( Elle revient s’asseoir à côté de lui )

Si au moins je savais ce qui t’est passé par la tête… Qu’est-ce qui t’as pris ? Abruti…

( La lumière revient )

Ah ! enfin ! ( Elle crie ) Merci Albert… ça marche !

Heureusement que je l’ai trouvé celui-là, ton copain Albert. Et heureusement, qu’il est venu aussitôt, parce que les employés de l’EDF, je les attends encore ceux là.

( elle se lève et va éteindre les bougies )

Parce que si Albert n’était pas venu, j’y serai resté dans cette obscurité… La plus obscure de toute, crois-moi bien… Une obscurité remplie de question, d’amertume et de doutes… De celle qui ronge de l’intérieur, qui noircie tout…

Les noirs ténébreux des veuves…

( elle se redresse )

Allons ! ma vieille… ressaisis-toi !

Et, ne t’inquiète pas, mon  Suski… je vais m’en remettre.

J’ai déjà pleuré au monument aux morts des espoirs déçus. Après tout, ce n’est que la deuxième fois que tu me quittes…

Et pour te dire la vérité, j’ai moins de peine de te savoir mort que de te savoir infidèle.

( Voix d’Albert en coulisse )

ALBERT :

C’est bon ? ça marche la haut ?

NOIR

Scène 4
Albert entre en scène. Il s’approche de Mode et l’enlace.

MODE :

Ah ! Non ! Albert, pas ici… pas devant lui, je t’en pris !

ALBERT :

Tu sais bien qu’il est mort… qu’est ce que tu veux que ça change pour lui ?

MODE :

Je sais bien, mais quand même…

ALBERT :

Mais quand même quoi ? Hier soir aussi il était là, n’est ce pas ?

MODE :

Oui, mais c’était hier soi, et ce matin, c’est plus pareil… tu peux comprendre, non ?

ALBERT :

Qu’est-ce qui a changé ? Tu veux que j’éteigne la lumière ? ( il éteint )

MODE :

( Elle rallume )   Non ! Ce n’est pas ça !

ALBERT :

Alors c’est quoi ? Tu as peur  qu’il se réveille et qu’il te reproche d’avoir su trouver un peu de réconfort ?

MODE :

Hier soir je me suis égarée… Tu étais là et puis quoi… J’ai sombré dans un sentimentalisme affligeant et indigne de mes idéaux. Je regrette…

ALBERT :

Des regrets ? Hier soir aussi tu en avais des regrets… Mais si j’ai bonne mémoire tu regrettais bien davantage de ne pas t’envoyer en l’air plus souvent.

MODE :

J’étais désemparée et la chair m’a trahie. ( elle prend ses distances )

ALBERT :

J’ai plutôt eu l’impression d’une révélation !

MODE :

( génée ) Tu es bien toujours le même… Toujours en quête de conquêtes !

Mais crois-tu vraiment qu’abuser d’une pauvre femme en détresse est une prouesse ? Crois-tu  vraiment que trahir son meilleur ami sur son lit de mort t’attribue le moindre mérite ?       .

ALBERT :

S’il te plait, laisses Suski où il est ! Ce n’est pas lui qui s’est jeté sur moi ?

MODE :

Tu ne me feras pas culpabiliser…

ALBERT :

Toi non plus.

Tu le sais très bien , Suski était comme mon frère… Alors aujourd’hui je souffre sans doute autant que toi de le savoir parti définitivement. ( Il la suit et se rapproche par derrière elle )

Et je me souviens encore de chacun de ses mots…( Elle le repousse encore )

Crois-moi, Mode, il faut continuer à aller de l’avant, comme il l’a toujours fait. C’est ainsi que nous honorerons sa mémoire…

MODE :

Du moment que tu t’arrêtes à sa mémoire, ça me va !

ALBERT :

Tu dois refaire ta vie !

MODE :

J’en ai bien l’intention ! Mais enfin quoi,  il n’y a pas urgence… Aujourd’hui j’ai des devoirs. Je dois assurer le protocole.

ALBERT :

Des devoirs ! Le protocole ! Mais quand donc vas-tu te décider enfin à vivre au présent ? Quand ? Ode dis-moi. Quand vas-tu cesser de regarder derrière ? Le communisme est mort. Suski est mort. Cela ne te suffit pas ?

Tu veux y sacrifier toute ta vie toi aussi ?

MODE :

Tais-toi !  Albert !

ALBERT :

Il faut bien que tu comprennes que plus personne ne fera le pantin comme il a pu le faire. Uniquement pour que tu t’intéresses à lui, que tu daignes seulement le regarder… Le regarder, lui qui aurait fait n’importe quoi pour que tu l’admires et que tu l’aimes vraiment.

MODE :

Qu’est ce que tu vas inventer ?

ALBERT :

Tu le sais très bien, pour toi, Suski s’est battu comme un fou et pour défendre une idéologie moribonde qu’il savait être figée dans le temps. Il a défendu tes idées comme une cause perdue…

MODE :

Pendant toutes ces années il s’est battu effectivement comme un fou, mais c’était pour défendre les idées de notre parti… et non pas mes idées.

ALBERT :

Mais qui est-ce qui lui écrivait ces discours ? Qui ? Qui était derrière lui ?

Pendant toutes ces années il a radoté tes discours comme une marionnette devant son ventriloque.

MODE :

C’était notre raison d’être. A lui et à moi.

Je ne lui ai jamais rien demandé… Il était libre… et on s’aimait !

ALBERT :

Il t’aimait… Oui ! Et c’est pour cela que, dés le début de votre histoire, il t’a protégée comme un trésor… en s’exposant à ta place. Il s’est battu comme un fou, oui… comme un fou d’amour !

Il aurait fait couler l’Amérique si tu lui avais demandé.

MODE :

A ce point ! Tu vas me donner des regrets.

ALBERT :

Quel drôle de femme peux-tu bien être ?

MODE :

Une femme moderne, sans doute…une femme qui bouge …et pas seulement à l’horizontal comme toutes tes roulures !

ALBERT :

Et dire que je fus jaloux de Suski !

MODE :

Toi ! Jaloux ?

ALBERT :

Oui. Jaloux de l’amour qu’il pouvait éprouver pour toi. ( il attrape ses affaires afin de s’en aller )

MODE :

( Elle se place prés de Suski et verse une petite larme ) Attends un peu !

ALBERT :

( il l’écarte ) Aujourd’hui, pour nous deux, je crois que c’est trop tard…

MODE :

(En regardant Suski ) J’ai honte de moi, tu comprends, honte de lui. ( Elle se rapproche tout contre Albert qui la laisse faire. ) Tous autant que nous sommes, ce suicide nous a salis. Il n’avait pas le droit ( Elle pleure contre Albert )

ALBERT :

Aller ! Oublie tout ça ! C’est fini ( il la console ) Tout est fini. Viens là. Tout contre moi. Tout tout contre moi… ( il redevient entreprenant )

MODE :

( Elle s’écarte brutalement )  Je t’ai dit non ! Tu ne comprends pas, je ne peux pas ( Albert sort en claquant la porte ) ( à elle-même ) Tu l’as dit toi-même, c’est trop tard… tout arrive trop tard.

NOIR

Scène 5
Mode fait les cents pas autour du lit de Suski.

Charlotte entre, essoufflée.

CHARLOTTE :

Ah! Vous voilà, je vous ai cherchée dans toute la ville…

MODE :

( Très énervée ) Que me vous me voulez  encore ?

CHARLOTTE :

C’est pour votre pot au feu… vous ne m’avez même pas dit si …

MODE :

C’est pour le dîner… Voilà… Merci, Charlotte… A plus tard !

(Elle lui tourne le dos et s’assoit au côté de Suski .  Charlotte reste là. Immobile. Observant tantôt Ode, tantôt Suski.)

CHARLOTTE:

Le pauvre ! ( Tentant de la réconforter ) Partout , les gens ne parle que de monsieur !

MODE:

Quelle popularité !

CHARLOTTE:

C’était quand même une personnalité…

MODE :

Une personnalité ! Vous pouvez le dire Charlotte. Et vous allez voir qu’avec toute cette histoire les journalistes vont l’élever au rang de martyr… et m’oublieront encore une fois !

CHARLOTTE :

C’est quand même lui qui est mort !

MODE :

Mais c’est moi qui lui avait donné la vie.

Suski le rouge ! Le camarade Suski, oui ! C’était moi… il faudrait s’en souvenir !

CHARLOTTE :

Il était si disponible, et avec tout le monde, et sans faire de manière, jamais !

Et toujours gentil avec ça !

MODE :

( En marmonnant dans son coin )  Et gnagnagna et gnagnagna

CHARLOTTE :

Comment ? Qu’est-ce que vous dites… « bien plus que ça ! » Vous avez raison !  Tiens, je vous le dis, c’est toujours les meilleurs qui s’en vont en premier.

C’est vrai !

MODE:

( Sarcastique. ) Comme c’est triste !

CHARLOTTE:

Dieu n’avait pas besoin de le rappeler si tôt à ses côtés.

MODE :

Mais Dieu n’y est pour rien ma bonne Charlotte…

C’est le monde moderne qui aura eu sa peau. Ouvrez les yeux…

Il n’avait pas les épaules pour lutter seul contre tous seul contre tous les autres…  Il s’est jeté dans la fosse aux lions et voilà le résultat !

CHARLOTTE :

Bien sûr qu’il les avait les épaules, et même plutôt deux fois qu’une…

MODE :

Il n’aurait jamais été aussi haut si je n’avais pas été avec lui, toujours là, à ses côtés.

CHARLOTTE :

Et bien, madame, sauf le respect que je vous dois, il n’y a pas de quoi être fière…

L’avoir élever aussi haut pour l’avoir laisser tomber aussi bas…  Je ne m’en vanterai pas, c’est pitoyable.

MODE :

Pitoyable : c’est le mot juste Charlotte… mais c’est lui qui m’a quittée, lui qui a voulu voler de ses propres ailes…Que pourrait-on me reprocher ? De ne pas l’avoir court-circuiter lors de sa retraite de Russie à ploucland !

CHARLOTTE :

Ploucland… mais c’est où ça Ploucland ?

MODE :

Ne vous y trompez pas ! Je ne le contrôlais plus… et vous le savez bien !

Et de toute façon, je n’aurai jamais soupçonner qu’il ait ni le courage ni l’imagination pour partir ainsi.

CHARLOTTE :

Comme quoi… on croit tout savoir et on ne sait rien !

MODE :

Cependant, à y réfléchir un tant soit peu cette mort lui ressemble… Une mort romanesque à souhait.

CHARLOTTE :

( Outrée ) Romanesque ? Une électrocution à la guirlande de Noël, vous trouver ça romanesque ?

MODE :

Oui, en fait, c’est terriblement romanesque ! C’est l’effroyable hara-kiri de l’électricien…

( Tournant autour du lit ) Tout mon travail réduit à néant. Quel malheur !

CHARLOTTE :

Quel malheur, oui…

MODE :

( Ricanement ) Suski, le ténor des électriciens, l’harangueur des foules, le funambule des lignes à haute tension s’électrocutant avec juste un petit 22O volts.

CHARLOTTE :

Mourir si jeune !

MODE :

Bah ! Il n’a pas souffert. Trois étincelles plus tard, il n’y avait plus personne…

CHARLOTTE :

Au moins si vous êtes sûre qu ‘il n’a pas souffert !

MODE :

Regardez aux Etats-Unis c’est comme ça qu’ils exécutent leurs condamnés à mort…

CHARLOTTE :

Vous croyez vraiment qu’ils ne sentent rien ?

MODE :

Bien sûr ! Ou alors les Américains seraient des sauvages !

( A Suski …comme un diagnostic.)

Voyez  Charlotte, Suski souffrait tout simplement d’un ampérage trop faible pour résister aux hautes tensions du monde politique… En fait, ses fusibles ont grillé de suite. Ce monde n’était pas le sien.

Il s’était sans doute trompé de vie, voilà tout.

CHARLOTTE :

Ce n’est pas nous qui choisissons nos vies, mais la vie qui nous choisit. C’est ce que disait ma grand-mère…

MODE :

J’aurai dû le dissuader de me suivre à Paris… ( songeuse )

CHARLOTTE :

Peut être bien !

MODE :

Et qui sait, s’il n’avait pas était là, peut-être alors que j’aurai eu une toute autre carrière ?

( elle s’approche de Suski )

Quant à lui, une vie toute simplette lui aurait mieux convenu. Une vie de sapin de Noël, avec des enfants autour de lui… les enfants que je n’ai pas su lui faire probablement.

CHARLOTTE :

On ne peut pas savoir, madame… et puis de toute façon c’est trop tard. Maintenant tout est fini…

( Ode s’approche de Suski.)

MODE :

Regardez un peu à quoi il ressemble… Mais regardez-le ! Dans ce pyjama rouge. Il ressemble à rien du tout…

CHARLOTTE :

A pas grand chose…

MODE :

C’est vous qui l’avez trouvé Charlotte ? N’est ce pas ?

CHARLOTTE :

Oui, madame… et ce fut même un sacré choc !

MODE :

Mais enfin Charlotte, vous auriez pu lui mettre autre chose que ce pyjama ?

CHARLOTTE :

Que non ! Madame. C’était sa volonté… Il avait écrit sur son testament.

MODE :

Un testament ? Vous parlez d’un testament… trois mots gribouillés sur le dos d’un billet de tombola.

CHARLOTTE :

Mais ça compte quand même !

MODE :

On n’aura jamais vu ça ! Partir en pyjama, quel manque de savoir-vivre…

CHARLOTTE :

Les hommes, quand il n’y a pas une femme pour leur dire un peu comment s’habiller, ils s’attifent avec  n’importe quoi.

( En coulisse : Pour votre pot-au-feu, aller chez Victor, il vous donnera des beaux os à moëlle… Vous lui dites que c’est pour moi )

NOIR

Scène 19
Benoîte et Sarah sont à la porte. Un peu plus en retrait, se trouvent Mme Garner et Christine.

Mme GARNER :

Entrez et vous verrez qu’il est bien là…

BENOITE :

Vas-y, toi ! entre…

SARAH :

Pourquoi moi ? Pourquoi pas toi ? Avance ! ( elle la pousse )

BENOITE :

Non ! ( elle veut ressortir ) C’était toi son bras droit…

SARAH :

Le bras droit d’un homme de gauche, ça ne compte pas ! ( Elle l’empêche de ressortir )

Mme GARNER :

Il ne va pas vous manger… Courage !

CHRISTINE :

Poussez-vous de là et laissez moi passer… ( Elle demeure face à son frère sans oser avancer )

SUSKI :

Christine !

CHRISTINE :

Jérôme? Mon Jérôme, c’est un véritable miracle… ( Elle se jette dans ces bras, puis s’écarte )

( A Mme Garner )  Mme Garner, merci… Merci de me l’avoir rendu.

Mme GARNER :

Doucement, ma belle ! Et que les choses soient bien claires : Votre frère n’est pas là pour bien longtemps. Je lui donne seulement le temps nécessaire pour s’expliquer et vous saluer une dernière fois.

Ensuite il lui faudra partir… définitivement.

CHRISTINE :

Définitivement ? ( Elle se réfugie dans les bras de Suski )

SUSKI :

Ne soit pas triste petite sœur… Ne pleure pas…

CHRISTINE:

Mais pourquoi donc ? Pourquoi avoir choisi de…

SUSKI:

Pour ne pas avoir à connaître l’agonie.

SARAH:

Vous auriez pu …

BENOITE:

Réfléchir encore un peu …

SARAH:

Avant de…

BENOITE :

Avant de faire la plus grosse connerie que vous n’ayez jamais faite !

SARAH :

Pour une fois, je serai presque d’accord avec Benoîte…

BENOITE :

Pourquoi presque d’accord ?

SARAH :

Par principe…

SUSKI :

Combien de fois, Benoîte, je vous ai dit de surveiller votre langage…

BENOITE :

La plus grosse bêtise… c’est mieux ?

SUSKI :

Ce n’est pas plus mal…

BENOITE :

N’empêche que des bêtises comme ça, c’est d’une connerie incommensurable.

SARAH :

Vous pensiez donc que le parti n’avait plus d’avenir ?

SUSKI :

Le problème n’était pas d’ordre politique, Sarah… quant à l’avenir du parti, je ne me fais aucune inquiétude, c’est vous. J’ai attendu pour partir que vous soyez prête à prendre la relève. Je sais que votre sagesse sera vaincre l’inertie de notre vieille idéologie. Une idéologie qui aura fait son temps…

BENOITE :

Mais vous étiez notre chef depuis si longtemps !

SARAH :

Et puis vous étiez jeune encore, alors pourquoi…

SUSKI :

Vous vous trompez, Sarah. On a toujours l’âge des idées auxquelles on croit… J’avais ainsi plus d’un siècle. En moi, l’enthousiasme s’était terni. Il faut être capable de vivre avec son époque pour la comprendre.

Ces derniers temps on parlait un peu trop de moi à l’imparfait… désormais je suis au moins en concordance avec la conjugaison.  Le futur vous appartient…

BENOITE :

Vous étiez le seul à pouvoir nous conduire, monsieur Suski.

SARAH :

( Admirative )  Suski le rouge…

SUSKI :

Et bien notre rouge était devenu trop rouge pour m’être supportable. Il aurait fallu le faire virer à l’orange depuis bien longtemps pour être encore crédible.

Mme GARNER :

Moi, j’ai toujours eu un faible pour le noir ! Mais ne le répéter pas…

SARAH :

Les couleurs, elles ne prennent tout leur éclat que lorsqu’on les juxtapose les unes aux autres.

BENOITE :

Pas le rouge de notre drapeau… Il se suffit à lui-même.

SUSKI :

Non Benoîte ! Sarah a raison…

BENOITE :

Bien sûr, c’est la chouchoute… elle a toujours raison.

SUSKI :

Entre le rouge de notre drapeau, et celui du sang de toutes les victimes du communisme, il y a trop de similitude. Ils se confondent… Et nous ne pouvons plus vivre dans ce perpétuel révisionnisme de ce que fut notre politique. Ce rouge là a vécu, Benoîte…

SARAH:

Il va falloir choisir sur la palette une nouvelle tonalité qui petit à petit fera oublier l’immense déception de notre idéal.

SUSKI:

Sarah a raison, une couleur a besoin de s’entourer d’une couleur complémentaire pour se révéler.

SARAH :

Et je le ferai s’acoquiner au vert de l’espérance, pour inventer la couleur du bonheur.

CHRISTINE :

Qui connaît la couleur de bonheur…

BENOITE :

Parce que ça existe le bonheur ?

SARAH :

Même si ça n’existe pas, on peut lui imaginer une couleur, non ?

Mme GARNER :

Sa couleur est unique vous savez, c’est toujours celle de votre regard. Observer bien ce qui vous entoure et vous verrez que le bonheur est là… tout prés… partout autour de vous… tapie sous les feuillages de la vie.

BENOITE :

Jamais vu…

Mme GARNER :

C’est une attitude:  le sourire d’un enfant pour vous dire merci, la confiance d’un ami à qui vous pouvez tout dire, la main tendue de votre fiancé lors de votre première rencontre…

BENOITE :

Mon mari, ce jour là, ce n’est pas la main qu’il avait de tendue.

SARAH :

Benoîte…

CHRISTINE :

Ici bas, vous savez, le bonheur ce n’est bien souvent qu’une illusion.

SARAH:

Un espoir déçu…

CHRISTINE:

Le renoncement présent pour un paradis prochain !

Mme GARNER :

Je ne voudrais pas vous décevoir, Christine, mais le paradis…

SUSKI:

De loin ça ressemble à rien !

Mme GARNER:

Ce pourrait être tout aussi bien l’enfer !

SUSKI:

Des âmes qui tournent en rond. Les unes, dans un sens …les autres, dans un autre. Chacun semblant chercher une issue de secours.

Mme GARNER:

Ce n’est rien de plus qu’un hôtel de transit…

CHRISTINE :

Un hôtel de transit ?

Mme GARNER :

Chacun vient y faire pénitence… les uns dans le cercle vertueux, les autres dans le cercle vicieux.

Le temps d’expurger nos instants de faiblesse. Cela va, en général, de quinze jours à deux ou trois siècles.

CHRISTINE:

( A son frère ) Tu entends, dans quinze jours tu seras de retour…

Mme GARNER:

Ne vous emportez pas, Christine. Car même si tel était le cas, votre frère demeurerait invisible… personne ne peut voir les anges gardiens.

BENOITE:

Et moi qui imaginais qu’une fois morte je trouverai un endroit où enfin poser mes valises …

SARAH:

Tu ne pensais tout de même pas aller au paradis ?

BENOITE:

Bien sûr que si… et je comptais bien y passer les plus belles vacances de toute mon existence.  Loin de vous tous, sans l’ombre d’un communiste en vue, pour me dicter un courrier en cinq exemplaires…Des vraies vacances !

Mme GARNER :

Vivre une éternité les doigts de pied en éventail… je vous assure, c’est cela même l’enfer.

Un ennui accablant.

SUSKI :

Vous savez, Benoîte, aujourd’hui, si j’avais le choix, je donnerai volontiers mon petit lopin de terre céleste contre 65 mètres carré de vos petites misères terrestres…

Mme GARNER :

Monsieur Suski, vous, vous n’avez plus le choix… Fallait réfléchir avant de mourir.

BENOITE :

Madame Garner, vous n’êtes qu’une sorcière.

SARAH :

Benoîte !

BENOITE :

Elle nous a pris monsieur Suski et pour quoi faire encore… Rien du tout. Pour qu’il perde son temps dans un paradis qui n’existe même pas ou qu’il se transforme en homme invisible ?

Mme GARNER :

Dites donc, ce n’est pas moi qui suis venu le chercher votre Suski…

CHRISTINE :

Vous avez qu’à nous le laisser alors…

Mme GARNER :

Impossible… Je n’en ai pas le droit.

BENOITE :

Quand on est Dieu, on a tous les droits !

Mme GARNER :

Sauf de faire deux fois la même erreur…et le coup du ressuscité, j’ai déjà donné !

CHARLOTTE :

( A la porte) Il y a les gens des pompes funèbres en bas… Qu’est ce que je dois leurs dire ?

SUSKI :

Je ne sais pas moi. Dites leurs que je suis en train de me faire une raison…

Mme GARNER :

Faites les patienter, Charlotte, je viens… nous venons tous… à moins que Jérôme ait encore quelque chose à nous dire.

SUSKI :

Mes amis, ne soyez pas tristes. La vérité, c’est que j’ai eu une existence formidable à vos côtés…

CHRISTINE :

Tu ne veux vraiment pas te changer avant de partir… si maman te voit dans cet accoutrement !

( Chacun l’embrasse, lui adresse des condoléances et sort  )

Mme GARNER :

Monsieur Suski, vous restez tranquille maintenant ! .D’accord ? Vous vous allongez, et ça va venir tout seul… le temps que je retrouve un courant ascendant… et je serai la haut pour vous guider.

SUSKI :

A tout de suite alors ! (  Il attrape le journal, s’assoit sur le lit, puis s’allonge )

NOIR

Scène 20
Suski est seul en scène, assis sur son lit…

SUSKI :

Rien à faire… Ce doit être l’excitation du voyage… Depuis tout petit ça me le fait…

A la veille d’un départ, impossible de fermer l’œil ; Pour les colonies de vacances je ne pouvais déjà pas arriver à dormir alors qu’on partait à 123 kilomètres de la maison, pas un de plus… On m’aurait envoyé sur la lune que ça aurait été la même chose.

Je suis là et je ressasse. Le bon et le mauvais… et pourquoi ci et pourquoi pas ça et dés lors pourquoi pas ça  puisque c’est ainsi… et ainsi de suite. Je tire des plans sur la comète… Bilan, je suis là, les deux billes grandes ouvertes, avec certainement des cernes qui viennent se dessiner au fur et à mesure de mes rêves éveillés. Et le lendemain j’ai une vrai gueule de mort-vivant.

Bon ! en l’occurrence ça me fera la gueule de l’emploi…

( Albert apparaît à la porte )

ALBERT :

T’es tout seul ?

SUSKI :

Oui ! Entre va… je n’arrive pas à… A mourir.

ALBERT :

A mourir ! encore !

SUSKI :

Je vais être en retard… Il y a la vieille qui m’attend dans les hautes sphères divines, je ne sais pas trop où, et j’arrive pas à remourir…

ALBERT :

Laisse faire le temps… tu n’es pas pressé d’y repartir la haut ?

SUSKI :

Non ! Mais il y a aussi les gars des pompes funèbres qui attendent… Ils n’ont pas que moi à foutre dans le trou… Faut bien y penser. Question de solidarité. Et puis imagine un peu qu’ils rappliquent dans la pièce et qui me trouvent là, à papoter… Ils vont dire que j’exagère, que…

ALBERT :

Ne t’inquiète pas ! Je leurs ai dit que nous en aurions pour quelques minutes encore… le temps d’un dernier recueillement.

SUSKI :

( Il saute du lit ) Que vous en auriez ? ? ? Mado est avec toi, tu l’as retrouvée…

ALBERT :

Oui ! Mado est avec moi… elle est là… viens Mado ! ( elle apparaît )

SUSKI :

Mado, mon amour…

ALBERT :

Elle était à votre ancienne maison… souvenir !

SUSKI :

Approches toi… N’ait pas peur de moi…

MADO :

Je n’ai pas peur… ( elle se jette dans ces bras )

SUSKI :

Albert, je te dois beaucoup… cet instant, c’est…

MADO :

Pourquoi nous as-tu abandonné, Jérôme ? Pourquoi ?

SUSKI :

Ce n’est pas toi que j’ai quitté. Toi tu es là avec moi, pour toujours, dans mon cœur…

MADO :

Alors pourquoi ?

SUSKI :

La peur de te décevoir…

MADO :

De me décevoir ? Mais chéri…

SUSKI :

J’ai passé presque deux mois ici. Seul. Avec la ferme intention de tout reconstruire…

Deux mois plus tard, je n’avais pas avancé d’un pouce…

Il faut se rendre à l’évidence, je ne suis rien sorti du parti… Je ne vaux que par ce que j’étais…

MADO :

Tu vaux plus que tout ça… Tu vaux en tant qu’homme de ma vie, en tant que père de l’enfant que je porte… ce n’est pas rien !

SUSKI :

Non ce n’est pas rien, bien sûr…

ALBERT :

Et puis la vie nous réserve parfois de telle surprise… regarde ! Moi.

SUSKI :

Tout le monde n’a pas ta chance, Albert…

MADO :

La chance il faut aussi savoir la provoquer…

SUSKI :

Je ne sais rien faire…

ALBERT :

Je ne peux pas te laisser dire ça !

MADO :

Parce que déjà tu sais très bien faire les enfants…

ALBERT :

Et pas seulement les enfants, Mado. Sais-tu pourquoi, moi,  un jour j’ai commencé à écrire ? Non ?

Et bien, j’avais un ami, mon meilleur ami, qui à une époque déjà lointaine, écrivait des poèmes… des choses magnifiques.

Alors parce que je l’aimais, j’ai voulu faire comme lui. Je voulais tellement lui ressembler.

Résultats : je n’ai jamais écrit que des niaiseries fades et monotones. J’étais un nabot du verbe… C’était un druide, un magicien.

Pour ne pas souffrir de la comparaison, j’ai préféré alors changer de registre et j’ai écrit des chansons. Des chansons vulgaires à souhait. Et comme le monde est vulgaire, mes chansonnettes ont plu, et en forçant un peu le destin, je suis devenu un écrivain… Un écrivain  populaire, cela va sans dire.

Par contre je ne sais pas ce que sont devenues les poésies que mon ami Suski écrivait…

SUSKI :

C’est si loin tout ça !

MADO :

Tu aurais pu me faire lire ces poèmes…

SUSKI :

Ça n’a plus d’importance.

ALBERT :

Et pour ton enfant, tu crois que ça n’aura pas d’importance… Tu voudrais lui cacher le meilleure de toi-même ?

SUSKI :

( Il retourne s’asseoir sur son lit ) Il va falloir que je vous quitte. La vieille, elle va m’attendre là haut… et vous allez voir qu’à cause de vous, à peine arriver au paradis, je vais me faire engueuler.

MADO :

Ne fuis pas Suski…

SUSKI :

Je ne fuis pas…

MADO :

( Elle se rapproche ) Embrasse moi et sert moi fort une dernière fois .

( Il l’enlace amoureusement… elle s’allonge sur lui )

MADO :

( Regard vers la braguette de Suski )

Dis donc, j’ai l’impression que la vie reprend ses droits… On dirait que ça se réchauffe là-dedans !

ALBERT :

Fait voir !

SUSKI :

Non mais je t’en pris ! On peut avoir un peu d’intimité !

MADO :

Je t’assure Albert, il se réchauffe…

SUSKI :

C’est toi qui me fait ça ! C’est ta chaleur animale…

ALBERT :

Mais si c’est vrai…

SUSKI :

Quoi Albert ?

ALBERT :

C’est que, peut être que tu n’es pas aussi mort que tu le voudrais ?

SUSKI :

Oh ! mais, crois bien que maintenant que j’ai aperçu à quoi pouvait ressembler la suite des événements, il ne me tarde plus du tout de mourir tout à fait…

ALBERT :

En fait, qu’est ce qui t’oblige à rejoindre Mme Garner ?

SUSKI :

Je ne sais pas ? C’est elle qui m’a dit que… enfin comme c’est elle qui m’a fait revenir sur terre, je crois que je suis obligé de repartir… C’est un contrat moral.

MADO :

( Elle passe les mains sur son ventre rond )  Des obligations j’en ai autant à te proposer… pour te retenir.

Quant à la morale…

SUSKI :

Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous vous voulez que je fasse… Vous me demandez de déserter le paradis… Et puis j’ai encore vachement froid.

ALBERT :

Moi j’ai toujours eu envie de retourner écrire dans les pays chauds… Et toi Mado, ça te dérangerais d’aller accoucher sous les tropiques…

MADO :

Je crois qu’on fait de très beaux enfants au Brésil.

ALBERT :

Va pour le Brésil.

SUSKI :

Je n’ai même pas mon mot à dire.

ALBERT :

Tu ne crois pas que tu en as assez fait…

( Suski sort de la pièce et revient quelques instants plus tard dans un maillot de bain rouge style mode 1930)

SUSKI :

C’est le maillot de bain que m’a offert Fidel quand je suis allé à Cuba…

MADO :

Tu n’as rien d’autre pour voyager… ( elle l’amène vers la sortie ) On y va… viens Albert.

SUSKI :

Non pas par-là, ils doivent tous être en bas à m’attendre avec leur foutu corbillard… On va prendre la sortie de secours…

NOIR

Scène 6
( Albert revient, calmé. )

ALBERT :

J’ai réfléchi… il faut que je te parle.

MODE :

Encore…

ALBERT :

En privé, si possible.

MODE :

Charlotte… vous pouvez nous laisser…

CHARLOTTE :

Très bien madame… à cette après midi alors !

MODE :

C’est cela !

( Charlotte reste )

ALBERT :

Mode, il faut que je te dise…

MODE :

Merci Charlotte ! ( Charlotte sort enfin )

Albert ! Rien ne sert d’épiloguer, c’est toi qui as raison …  nous ne sommes pas fait l’un pour l’autre !

ALBERT :

Bien sûr que si … Et depuis toujours… et tu le sais !

D’ailleurs, je peux désormais te l’avouer, pendant ces dernières années j’ai souvent repensé à toi… à nous !  A notre amitié particulière…  Avec mélancolie même… parce que je n’ai jamais rien oublié de nos vingt ans…

MODE :

Mais personne n’oublie jamais ces années là… Moi non plus je ne les ai pas oubliés, mes vingt ans.

Et je me souviens encore très bien de nous deux…

ALBERT :

( Agréablement surpris ) Ah bon !

MODE :

Et de toi surtout. De la façon que tu avais déjà d’évincer tout ce qui te dérangeait… De cette parodie de la vie que tu nous jouais, détaché de tous, avec pour seul absolu : ta guitare et ton grand  principe d’horizontalité.

ALBERT :

( Déçu ) Tu ne te souviens donc que de ça ?

MODE :

C’était ton piège à fille. Cent fois je l’ai entendu… et quatre vingt dix neuf fois il a marché : Le grand principe d’horizontalité d’Albert.

ALBERT :

La seule fois ou je me suis loupé, ça dû être avec toi.

MODE :

T’étais le roi des baratineurs.

ALBERT :

J’ai changé.

MODE :

Ah ! Oui ?

ALBERT :

Je ne rêve plus que de trouver le grand amour.

MODE :

Allons bon !

ALBERT :

L’amour est le dernier continent à explorer.

MODE :

Et chaque corps est un lopin de terre qu’il faut labourer et ensemencer. Tu vois, tu recommences…

Je te l’ai dit, Albert, je me souviens encore de chacune de tes répliques. Je les ai entendues si souvent.

Gardes ton énergie pour une autre…

ALBERT :

Dommage ! J’aurais tant voulu que tu deviennes mon île aux trésors… j’aurais alors été le pirate le plus heureux…

MODE :

Arrête ton délire !  Le seul trésor que tu souhaites, je suis assise dessus…

ALBERT :

Non…

MODE :

Pour toi, comme pour tous les hommes d’ailleurs, les femmes ne se résument qu’à ça: leur cul…

ALBERT:

Mais pas du tout…

MODE:

Et le mien ne vaut pas mieux que les autres. Je t’assure qu’il n’a pas de vertu secrète, ni de pouvoir magique. Pas plus d’intérêt que tous ceux que tu auras conquis jusqu’à ce jour…  Mis à part qu’il passa quelques rares instants entre les mains de Suski… Ce qui à tes yeux fait certainement monter les enchères…

ALBERT :

Pas que les enchères !

MODE :

Tu vois bien… tu ne penses qu’à ça.

ALBERT :

Suski est mort. Qui pourrait me reprocher de m’occuper de son trésor ?

MODE :

Personne, sans doute. Mais fait bien attention qu’il ne soit pas juste un mythe. Je n’ai plus vingt ans Albert.

Regarde-moi bien ! Regarde l’outrage des ans… regarde sur mon visage ces petites rides qui viennent fissurer le cristal de ma jeunesse. Regarde ces cheveux qui au plus profond de leur racine changent, blanchissent,

Vieillissent, tout comme mes premières certitudes… Tu vois ?

Chaque jour davantage la vie reprend la poudre d’or qui me donnait tant d’éclat il y a quelques années encore.

Tu vois, Albert, le trésor de Suski, cette richesse du temps jadis, tout appartient à l’histoire désormais.

Demain même mon cul sera un fossile…

ALBERT :

Alors je serai archéologue !

MODE :

Tu ne te reposes donc jamais !

ALBERT :

Tu ne t’inquiétais pas autant de ma santé hier soir !

MODE :

Enfin quoi ! ( Désignant Suski ) Regarde-le !

Je ne crois pas que ce soit ni l’endroit ni le jour pour…pour…

Tu comprendras aisément que je n’ai pas la tête à ça…

ALBERT :

Ce n’est peut-être jamais le jour d’avoir la tête à ça…

MODE :

Peut-être !

( SILENCE )

MODE :

Bon ! ce n’est pas tout ça, mais je n’ai pas trop de temps pour la discussion…

Alors, je ne sais comment te dire ça… merci Albert… Merci pour tout…

ALBERT :

( il s’installe dans le fauteuil et la regarde s’affairer ) C’était un plaisir…

MODE :

Ecoute ! Je vais bientôt me coltiner toute une escouade de grenouilles de bénitier, avec sa petite sœur en chef de file, et je n’aurai certainement pas besoin de toi dans mes pattes au moment de l’affronter avec son cortège de jérémiades. Alors sans te vexer…

ALBERT :

Sa petite sœur ? ( De nouveau aux aguets )

MODE :

Oui, sa sœur !

ALBERT :

Tu veux parler de Christine ?

MODE :

Christine… oui ! Je ne lui en connais pas d’autre. Et crois-moi, une seule me suffit !

ALBERT :

Christine va venir ici cette après-midi ?

MODE :

Oui… Christine va venir ici cette après-midi parce que c’est son frère que l’on va enterrer ! C’est comme ça les funérailles  Albert, il y a la famille, les amis…

ALBERT

Christine est revenue ?

MODE :

( Sur l’air de Mathilde de Brel ) Oui, Albert… «  Christine est revenue ! »

Et des énergumènes de la sorte, une par famille, et à chacun sa croix !

Y en a qu’ont leur drogué, leur alcoolique, leur coureur de jupon, moi j’ai sœur Christine…

Sainte Christine, au service de Dieu le père, et du fils et du Saint-Esprit… Amen !

ALBERT :

Amen !

MODE :

Cela ne va pas bien, Albert ?

ALBERT :

Si, si… très bien !

MODE :

Et bien on ne dirait pas… tu as l’air tout chose… comme si.

ALBERT :

Comme si quoi encore ?

MODE :

Comme si tu avais vu un fantôme !

( Elle se rapproche, l’examine de la tête au pied )  Mais…Oui, j’y suis monsieur Albert. Si je ne m’abuse, tu l’as plutôt bien connu la Christine ?

ALBERT :

Connu ?  oui ! Bien, c’est un bien grand mot… On était juste sorti un peu ensemble si je me souviens un peu !

MODE :

Si tu te souviens un peu !  Mais elle avait quoi ? A peine dix sept. C’était une gamine…

ALBERT :

Dix –huit et demi ( il se reprend ) Mais c’est de l’histoire ancienne tout ça… Une tocade !

MODE :

Pour toi sans doute… mais pour elle ? Une tocade avec un tel picador et  à dix sept ans, ça doit marquer les esprits !

ALBERT :

Dix huit ans, elle avait dix huit ans … et comme je ne l’ai jamais revue ça ne compte plus.

MODE :

Et bien je l’espère pour toi parce que désormais, sans être vulgaire, tu ne pourras plus rien en tirer !

ALBERT :

Pourquoi tu dis ça ?

MODE :

Parce que figures-toi qu‘après toi Christine a donné sa vie à Dieu.

ALBERT :

Christine ? ! ? ( Il s’assoit, effondré, sur le lit de Suski ) Sa vie à Dieu… c’est donc pour ça…

MODE :

Bon puisque tu n’es pas vraiment pressé de t’en aller… Albert, gardes-moi la maison une vingtaine de minutes. Il faut que j’aille acheter de quoi le faire ce pot-au-feu… C’est bien un pot-au-feu pour des obsèques ?

NOIR

Scène 7
ALBERT :  ( Coup de sonnette… Albert regarde SUSKI )

Tu attends de la visite ?

( Deuxième coup de sonnette, plus insistant  )

Ce doit être Mode qui a oublié quelque chose… son porte-monnaie…

A moins que ce soit la Charlotte qui revient pour le coup du principe d’horizontalité… Tu t’en souvenais de ça toi ?

( Albert va en direction de la porte d’entrée et ouvre. Apparaît CHRISTINE, en robe noire  )

ALBERT :

C’est toi ?

CHRISTINE : ( étonnée )

Albert !

( silence lourd )

Qu’est ce que tu fais là ? Je te croyais encore à l’autre bout du monde.

( elle avance dans la pièce, se désintéressant d’Albert )

Tu es seul ici ? Où est ma belle sœur ?  Et mon frère ?

( elle le voit et se dirige vers le lit )

Mon Dieu, Jérôme, pourquoi ne m’as-tu pas attendue ? Pourquoi n’as-tu rien dit ?

( Elle recule. Indignée )

Mais qu’est-ce que c’est que cette tenue ?

ALBERT :

Son pyjama, Christine !

CHRISTINE :

Oui, je vois… mais qu’est ce qu’il fait encore en pyjama ?

ALBERT :

C’était sa dernière volonté, je crois. Il voulait être habillé avec le pyjama que Lech Walesa lui avait offert lors de son séjour en Pologne… Le pyjama de solidarnösc !

CHRISTINE :

C’est ridicule… on ne se présente pas à Dieu ainsi… pas en pyjama.

ALBERT :

Pour les détails vestimentaires, si tu veux bien, tu verras cela avec ta belle sœur. Elle est sortie faire trois courses, et ne devrait plus tarder… ( il enfile sa veste ) Sur ce… ( Il cherche ses clés dans veste ) Enchantée de t’avoir croisée…( il va pour sortir, hésite et revient vers elle ) Tu n’as pas changé, tu sais ? ( pas de réaction de Christine et se dirige vers la porte )

Il me semble qu’elle ne t’attendait que cette après midi ? Non ?

CHRISTINE :

C’est en effet ce que j’avais prévu, mais compte tenu des circonstances, l’évêque m’a autorisée à  prendre quelques jours. J’ai sauté dans le premier train.

ALBERT :

( Il revient et s’assoit visiblement abasourdi.  Pour lui-même )L’évêque ? Alors c’était donc vrai !

CHRISTINE :

Quoi donc ? Qu’est-ce qui est donc vrai ?

ALBERT :

Ta vocation …sœur Christine… le bénitier…

CHRISTINE :

Mais qu’est ce que tu racontes ?

ALBERT :

Mode a bien tenté de m’expliquer la situation, mais sur le moment, je n’ai pas vraiment réalisé. Je n’ai pas bien compris, ou bien je n’ai pas voulu comprendre, je ne sais pas . Je croyais à une plaisanterie…

Comment aurais-je pu imaginer cela alors que toi et moi, nous…

CHRISTINE :

( Elle lui coupe la parole ) Mais qu’est ce qu’elle t’a raconté, cette espèce d’embrouilleuse ?

ALBERT :

Et bien, elle m’a tout dit… pour toi… pour ta vocation, sœur Christine.

CHRISTINE :

Qu’est-ce qu’elle est allée encore inventer !

ALBERT :

Excuses-moi, Christine mais… Pardon : sœur Christine ? ! ?  Tiens, je ne sais même plus ce qu’il faut dire.

CHRISTINE :

Ecoute-moi bien, je ne suis pas plus sœur que toi  curé… Tu te vois curé ?

ALBERT :

Ah non !

CHRISTINE :

Bon, et bien moi non plus, crois le bien. Je travaille au diocèse, voilà tout…

Mais cette… cette… cette espèce de tsarine de pacotille, encore une fois,  elle aura dépassé les bornes !

Tu comprends, elle me déteste tellement qu’elle se croie obligée de raconter n’importe quoi à mon sujet, et tout ça par jalousie, par mesquinerie.

ALBERT :

Qu’est ce que tu vas chercher là ? ! ?

CHRISTINE :

La vérité, Albert. La vérité. La misère humaine, c’est le fond de commerce des communistes.

Alors bien sûr, ce que je fais au diocèse, l’organisation de nos missions humanitaires, ce n’est à ses yeux que du colonialisme mercantile, de la lobotomie de peuplades désœuvrées, du rabattage évangélique, et que sais-je encore… j’ai tout entendu !

Tu comprends, il faut que le sort de l’humanité reste entre leurs mains ; c’est le fondement même leur doctrine.

Et il ne faut pas y toucher…

Sortir un homme de sa détresse ? Mais c’est le plus sûr moyen de perdre un camarade…

ALBERT :

Un homme heureux et serein ne peut donc être ni communiste…

CHRSITINE :

Bien sûr que si … par  snobisme !

ALBERT :

Ni communiste, disais-je, ni catholique !

CHRISTINE :

Et elle me fait passer pour une grenouille de bénitier, une…

ALBERT :

Elle n’a jamais dit ça…

CHRISTINE :

Menteur !  Je sais très bien qu’elle me déteste parce que moi, le genre humain, ce n’est pas de derrière un bureau que je m’en occupe.

Dénoncer les fléaux du capitalisme, faire la révolution, j’admets… à la condition que cette révolution démarre sur le terrain, chez tout un chacun. La révolution c’est avant tout une attitude.

ALBERT :

Bravo…( applaudissement discret )

CHRISTINE :

Et tu peux bien applaudir, je m’en fous !

ALBERT :

Si j’applaudis c’est sans conviction, crois-moi, parce que je me souviens que c’est pour défendre ces sornettes que tu m’as quittée ?

CHRISTINE :

Oui…du moins en  parti, car de toute façon j’aurai avancé dans cette voie…

ALBERT :

La voix de dieu…

CHRISTINE :

De l’humanitaire … Qu’est-ce que tu crois …A vingt ans, avec mon diplôme d’infirmière, je pensais pouvoir aider le monde autrement qu’en torchant les petits vieux.

ALBERT :

Cela méritait-il que tu saccages notre amour ?

CHRISTINE : ( Elle l’interrompt )

Notre amour ? ? ? Tes amours tu veux dire ?

Tu aimais toutes les femmes… et toutes à la fois !

Comment aurais-je pu continuer à vivre avec autant de douleur au cœur ? C’était plus possible… Plus possible !

Parce que je t’aimais, Albert. Et je t’ai haï au moins autant, pour toutes les larmes que tu m’auras fait verser.

Et longtemps après mon départ…et des années durant.

ALBERT :

Tu as encore de la rancune aujourd’hui ? c’est si loin…

CHRISTINE :

Tu as raison ! C’est loin maintenant… Avec le temps l’amertume c’est même changer en… mélancolie.

Il m’arrive de repenser à nous deux et ne plus me souvenir que de nos joies.

ALBERT :

Moi, je ne t’ai jamais oubliée… ( récitant ) D’ailleurs, tu sais, je n’ai rien oublié de nos vingt ans.. .

Même, bien plus tard… ailleurs… tu étais là. ( la main sur le cœur. )

C’est seulement lorsque je t’ai vue, dans l’entrée, tout à l’heure,  que j’ai soudainement compris que c’était toi que j’avais cherché dans toutes mes aventures.

Pendant tout ce temps… je n’ai poursuivi qu’un seul amour. Celui qui m’avait échappé…

CHRISTINE :

Que n’as-tu prié pour l’oublier !

ALBERT :

Prier ! Mais je ne crois pas en la prière. Ma seule certitude en ce domaine, c’est  l’infini invisibilité de Dieu… Je n’avais pas besoin de cette éternelle absence pour remplir le vide encore plus encombrant du manque d’amour. Non. J’ai trouvé en moi une autre alternative pour communiquer cette dépression sentimentale.

CHRISTINE :

Prendre les filles les unes après les autres, les aimer une nuit et puis suffit…

ALBERT :

Non ! Non ! Tu te trompes Christine… ça c’était il y a longtemps. J’ai changé, tu sais !

CHRISTINE :

Le principe d’horizontalité serait-il devenu obsolète ?

ALBERT :

Depuis j’ai trouvé la poésie…

CHRISTINE :

Je me souviens encore des chansons que tu écrivais…Tu parles d’une poésie !

ALBERT :

C’était finalement un préambule à mon travail actuel, un préambule pas si ridicule après tout. Ces chansons m’auront mis le pied à l’étrier.

CHRISTINE :

Tu es devenu journaliste ?

ALBERT :

Non. J’écris…ce qui me passe par la tête…

CHRISTINE :

Ah oui ! Et bien, ça doit pas être triste …

ALBERT :

Ça dépend !

CHRISTINE :

Toujours est-il qu’à moi, tu n’as jamais écrit…

ALBERT :

Si …plusieurs lettres.

CHRISTINE :

Je n’ai jamais rien reçu.

ALBERT :

Je ne te les ai jamais envoyées. C’était les lettres d’un écorché… j’écrivais toujours la même chose. Une histoire que je ressassais indéfiniment, à tous les modes, à tous les temps.

Une histoire absurde, incohérente et pourtant si  merveilleuse. Une histoire d’amour… la seule qui me manqua véritablement. La notre …

CHRISTINE :

Moi qui en suis restée à tes paillardises de bistrot.

ALBERT :

Depuis j’ai écrit deux romans …et j’ai un recueil de nouvelles à paraître.

CHRISTINE :

Finalement notre séparation nous fut salutaire. Tu as réussi ta vie !  Et moi ma vocation !

ALBERT :

Je ne sais pas si j’ai réussi ma vie. J’ai peut être fui trop longtemps pour prétendre au bonheur.

CHRISTINE :

( elle le scrute attentivement, se rapproche de lui et  lui pose une main sur l’épaule )

Tu m’étonne Albert, tu sais… Je ne te reconnais pas. On s’est sans doute connu trop jeune.  On n’aura pas su s’apprécier… (  Silence, rapprochement…) …Pas assez.

J’aimerais beaucoup lire un de tes livres…

.

( La sonnette résonne de nouveau )

NOIR

Scène 8
CHRISTINE :

En parlant de sonner !

ALBERT :

( Il s’approche pour ouvrir la porte.) Mode n’attendait personne ce matin…Ce doit être un journaliste.

Je le fous à la porte et nous restons tous les deux… d’accord ?

CHRISTINE :

Ou bien la délégation du parti communiste ?

( Entre une femme visiblement très enceinte )

Mme DE :

Madame… monsieur.

ALBERT :

Madame, permettez-moi de me présenter, Albert …

( Mme DE  s’avance directement vers Christine )

Mme DE :

Madame Suski …( elle lui prend la main )

CHRISTINE :

( Elle retire sa main un peu agacée. ) Oui ! Mais sans doute pas celle que vous cherchez… Je ne suis que la sœur de Jérôme Suski !

Mme DE:

( Elle se met un peu en retrait. Elle est visiblement déçue. ) Je vous ai tout de suite reconnue  !

CHRISTINE:

( Intriguée et méfiante ) Vous me connaissez ? Je n’ai pourtant pas souvenir de vous avoir jamais rencontrer ?

Mme DE :

Si…Mais c’était il y a si longtemps…

Presque dans une autre vie. Je m’appelle Madeleine…Madeleine De Teurlay !

ALBERT:

De Teurlay ? De Teurlay ? Les textiles…

Mme DE:

La banque !

CHRISTINE :

Désolée de vous décevoir, mais votre nom ne me dit rien.

( A Albert ) On attendait les émissaires de la grande Russie, tu vois, et c’est la noblesse qui accourt !

.

ALBERT : ( à Mme de )

Ne l’écoutez pas Madame de Teurlay, et dites-nous plutôt ce qui nous vaut votre venue en une aussi terrible circonstance… Car je crois savoir que vous savez, n’est-ce-pas ?

Mme DE :

Oui, Jérôme m’avait écrit pour me dire…

CHRISTINE :

Il vous a écrit… à vous !

Mais qui étiez vous donc  pour lui ?

ALBERT :

Votre état aurait-il quelque chose à voir avec Suski ?

CHRISTINE : ( à Albert )

Non mais tu n’imagines quand même pas mon frère en train de refaire le monde dans un lit à

baldaquin.

Mme DE :

Ce n’était pas dans un lit à baldaquin, mais il est… enfin il était effectivement le père de l’enfant que je porte.

CHRISTINE :

Mon frère cocufiant, du même coup, si j’ose dire, sa femme et son parti…Madame vous devez avoir quelques bottes secrètes…ou bien il s’agira d’une basse imposture.

ALBERT :

Je ne crois pas… les femmes peuvent simuler le plaisir, mais pas la tristesse… crois-moi !

Mme DE :

Nous nous aimions, Jérôme et moi… et sa disparition … ( elle pleure )

CHRISTINE :

Sa femme avait-elle connaissance de votre relation ?

Mme DE :

Sans doute pas ! Jérôme avait encore une grande admiration pour son épouse, il n’aurait pas voulu la blesser. Même si elle n’était plus tout à fait sa femme…

Vous voyez ce que je veux dire ? ( Silence ) Ils avaient tourné la page…

ALBERT :

( Il s’approche de Christine ) On n’est pourtant jamais certain d’avoir tout écrit ?

CHRISTINE :

( Les yeux dans les yeux ) Et quelques fois, il faut plusieurs pages pour une même histoire.

ALBERT :

Surtout pour les histoires d’amour… qui elles, durent toujours.

Mme DE :

Même les histoires d’amour ont une fin… Je ne le sais que trop bien !

ALBERT :

Alors n’y pensez pas de cette façon… Dites-vous plutôt que l’amour est éternel.

Mme DE :

J’ai plutôt l’impression qu’il ne dure qu’un instant…

ALBERT :

Un instant éternel alors !

Mme DE :

Je ne sais pas…

ALBERT :

Et bien moi je sais… Je sais qu’une histoire d’amour n’est jamais qu’une somme… une somme d’instants d’amour.

( Vers Christine ) Personne ne saurait dire si elle se termine jamais véritablement .  Même une amourette d’adolescent peut renaître au hasard de la vie…

Mme DE :

Mais il y a l’érosion du temps, l’usure du quotidien, la mort qui nous sépare !

ALBERT:

Nous seuls, les hommes, souffrons du temps qui passe parce que nous nous croyons fait pour devenir. Nous avons besoin d’imaginer une éternité pour toute chose. Le présent ne nous suffit jamais… Voilà ce qui est regrettable.

CHRISTINE :

Parfois même, mademoiselle, le temps qui passe finit par enjoliver ces instants inoubliables.

ALBERT :

Nous nous lassons parfois, d’une maîtresse, d’un amant… mais nous ne nous lassons jamais de l’amour que nous avons inventé à ses côtés.

Mme DE :

Seulement voilà, des instants d’amour, Jérôme était si fatigué qu’il n’avait plus envie d’en inventer…

Sa dernière lettre en témoigne, il se sentait trop faible. Il était las.

Las de tout : de son combat, de sa politique, de son travail  et de sa femme… et sans doute de moi aussi.

ALBERT :

Las de la vie, quoi  !

CHRISTINE :

Quand on est las de la vie, on s’en va doucement, par la petite porte de la maladie… On ne s’en va pas

défricher des terres incultes et semer ses petites graines à tous les vents.

Mme DE :

Je ne suis pas tous les vents… Jérôme et moi, c’est une longue histoire, une vieille histoire déjà…

CHRISTINE :

Mon frère me raconter tout…  Je ne me souviens pas de la moindre Madeleine dans l’histoire amoureuse de mon frère. Alors que ces conquêtes ne doivent pas dépasser le nombre de doigts d’une seule main.

Mme DE :

Parce que vous ne voulez voir que ce que vos yeux vous montrent…

CHRISTINE :

Il me semble difficile de faire autrement.

Mme DE :

Sans doute !

Mais quand même, en dépassant l’apparence et en cherchant un peu plus loin, dans les méandres de vos souvenirs, vous retrouveriez peut être dans ma voix une intonation ou dans mes gestes une attitude qui vous serait restée…

CHRISTINE :

Désolée, Mme de Teurlay, mais…

Mme DE :

Ne m’appeler plus comme ça ! Ce nom est un bout d’histoire inutile de ma vie, un masque de carnaval derrière lequel j’ai caché mes larmes durant de trop longues années.

CHRISTINE :

Mais on ne tire pas un trait si facilement sur son passé…

Mme DE :

Pourtant depuis que j’ai retrouvé Jérôme, j’en avais fait mon deuil…

L’argent, la particule… Ce n’est rien du tout quand cela ne fait pas parti de votre enfance !

( Elle se rapproche de Christine. )

Le plus important c’est de retrouver notre vérité dans les yeux de celui qui nous aime. Et, pour moi,  Jérôme avait été plus que cela… Tout comme vous Christine !

CHRISTINE :

Votre sincérité me va droit au cœur, mais madame…

Mme DE :

S’il vous plaît, Christine, appelez-moi  Mado… comme avant. ( silence )

CHRISTINE : ( étonnée et visiblement émue )

Mado ?  ( Elle la prend par les épaules, la regarde avec attention. )  Mado !

Mme DE :

Celle là même à qui tu as appris à lire et à écrire.

CHRISTINE

Mado ! ( Elle l’enlace )

Tu avais quoi ? 10 ou 11ans, quand vous avez quitté la région… Comme tu as changé !

Mme DE :

11ans… J’avais 11ans et  j’étais déjà amoureuse de Jérôme… Mais bien sûr je n’étais qu’une gamine à ces yeux… Il avait 20 ans.

Il passait sans me voir.

Pourtant moi, je ne l’ai jamais oublié. Même après mon mariage …

CHRISTINE :

C’est que nos premiers amours sont souvent les plus beaux !

Mme DE :

Comme cela est vrai !

CHRISTINE :

Mais comment l’as-tu retrouvé ?

Mme DE :

Par hasard, évidemment.

C’était il y a deux ans… dans une librairie.

Il cherchait un roman. Je me suis avancée vers lui, et… Et puis voilà.

ALBERT :

L’intègre Jérôme Suski troussant la grande bourgeoisie par le biais, si j’ose dire, de la femme légitime d’un célèbre banquier… j’imagine les loups de l’opposition avec pareil scandale à se mettre sous la dent… Voilà peut être ce qui l’aura amené à ce geste insensé: la vindict populaire…

CHRISTINE :

Très sincèrement, je vois mal un politique lui jeter la première pierre… Ils sont légions à entretenir

de gentilles maîtresses parisiennes alors que leur chère et tendre épouse élève leur volée de moineau en province.

ALBERT :

Qui d’autre aurait eu intérêt à voir cette liaison divulguée sur la place publique ?

CHRISTINE :

Une autre femme qui n’aurait pas bien supporté cette fâcheuse tromperie.

ALBERT :

Qu’est ce que vous en pensez, Mado ?

Mme DE : ( Elle s’écroule en pleurs )

Mais qu’est ce que vous voulez que j’en pense.  J’ai tellement peur d’être la cause de tout ça. Tellement peur d’apprendre un jour qu’il s’est suicidé seulement pour protéger notre amour, et l’enfant que je porte. Pour ne pas être un traître au parti. Pour ne pas nous obliger à la clandestinité. Alors bien sûr je préférerais encore que se soit elle qui l’ait menacé… mais comment y croire ?

CHRISTINE :

La garce ! Elle va me le payer !

ALBERT :

Doucement, Christine… Ode n’y est peut être pour rien du tout !

CHRISTINE :

Pour rien du tout ! Voilà qui m’étonnerait !

Mme DE :

Christine, c’est une faveur que je te demande… J’aurai aimé être seule avec Jérôme quelques instants… Avant qu’elle ne rentre… Quelques instants et puis je fuis à tout jamais.

.

CHRISTINE : ( Elle prend Mado dans ses bras )

Bien sûr mon petit, je comprends…

ALBERT : ( A Christine )

C’est que je suis chargé de le surveiller… ( Regard vers Suski )

CHRISTINE :

Il ne s’échappera pas… Plus maintenant.

ALBERT : ( A Mado )

Mais elle ne va plus tarder maintenant. Si elle rentre , qu’est ce que vous allez lui dire ?

Elle va vous arracher les yeux si elle apprend qui vous êtes…

Mme DE :

Je lui dirais que je suis une cousine !

CHRISTINE :

Viens Albert, dix minutes… Et on revient !

Le temps d’un café

( Christine s’avance vers la porte )

ALBERT : ( à Mado )

Vous êtes sûr que ça va aller ?

CHRISTINE : ( elle prend Albert par la main )

Viens !

ALBERT :

Je n’aime pas ça !

NOIR

Scène 9
Mme DE : ( Elle s’assoit au pied du lit )

Jérôme, je suis venue, pour te dire que je t’aime parce que je t’ai toujours aimée… et qu’il ne peut en être autrement.

Je suis venue aussi, pour que tu me dises de vivre encore, parce que, tu sais,  je n’ai plus la force à rien.

J’aurai tellement voulu entendre sur tes lèvres un dernier mot d’amour, un petit mot à nous…

( Elle se relève ) Mais je n’entendrai rien. Rien que ton absence.

Tu as renoncé. Et moi, il me faut vivre encore… au milieu de ce silence qui me pétrifie.

Je reste là sans bouger, inerte… et seul mon cœur bat encore.

Comme une horloge qui marque le temps… le temps qui va s’étirer du premier instant de ton absence jusqu’à mon dernier souffle. Et il résonne, ce coeur qui bat… Il résonne…

Je crois qu’il faut être à côté de la mort pour l’entendre cogner, et s’accrocher ainsi à la vie.

Mais ce cœur qui bat, c’est aussi mon espoir qui se débat, la vie qui est en moi qui me demande de continuer le chemin. Alors, bien sûr,  je vais le continuer, mon Jérôme. Ne pas t’oublier, car je ne le pourrai pas, jamais. Et je vais vivre pour que l’enfant que tu m’as fait, puisse un jour continuer ton œuvre, à sa façon.

(Elle sort une lettre de son sac à main, tout en s’approchant du lit de Suski )

Avant de partir, je voulais te rendre cette lettre, la dernière que tu m’aies écrite.

( elle lui montre sa lettre )

Cette lettre que j’ai lue et relue… Ces quelques lignes de désespoir, griffonnées à la va vite. Incompréhensible.

J’aurai tellement  voulu trouver dans tes mots une petite trace d’espoir. Il  n’y avait hélas que cette irrémédiable décision.

J’ai reçu ton faire-part hier matin… et me voilà… et nous voilà ; notre enfant et moi… trop tard.

( elle se lève et glisse la lettre dans sa poche…)

( Elle se penche, embrasse Suski sur le front, s’assoit à ses côtés éteint la lumière.)

NOIR

Scène 10
( Entre en scène deux femmes, BENOITE, la secrétaire de Suski et SARAH, son bras droit au parti. )

( encore à l’entrée )

BENOITE :

( essoufflée, à SARAH) Mon dieu que la province est loin de Paris…

SARAH :

Après 3 heures de ce tortillard, ça nous dégourdi un peu les jambes… Et puis dix minutes de marche, c’est quand même pas la fin du monde. On voit bien que tu ne fais pas les manifs.

BENOITE :

Il ne manquerait plus que ça ! Chacun son boulot, moi je suis secrétaire… chez moi c’est la tête qui marche… et les doigts.

SARAH :

Surtout les doigts !

BENOITE :

Qu’est ce que tu sous-entends ?

SARAH :

Rien du tout, je plaisante.

BENOITE :

Ah ! Alors si c’est de l’humour !

J’espère que chez le nouveau patron, il y aura l’ascenseur…

SARAH :

Pourquoi un nouveau patron  ?

N’oublie pas que j’étais le numéro 2 derrière Suski, et que j’assure entièrement son intérim. J’ai tout lieu de croire que dans quelques semaines se sera moi qui conduirais le parti.

BENOITE :

C’est encore de l’humour ?

Sans vouloir te vexer, tu crois vraiment qu’ils laisseront une femme…

SARAH :  ( apercevant Mme DE… elle donne un coup de coude à Benoîte pour la faire taire. )

Excusez-nous madame, dans ce recoin, on ne vous avait pas vue… bonjour !

Mme DE : ( elle revient vers le centre de la pièce )

Mesdames. ( poignée de main )

SARAH :

Je suis Sarah, et voici Benoîte… nous sommes toutes deux des collaboratrices de Jérôme.

La voisine nous a dit que Mme Suski s’était absentée mais qu’il devait y avoir l’électricien… Nous nous sommes permis d’entrer.

Mme DE :

Je suis seule… avec lui. ( Elle désigne Suski )

Mme Suski s’est en effet absentée. ( Elle cherche ses affaires, son sac. ) Vous l’aviez informée de votre arrivée ?

BENOITE :

Un fax, avant de quitter Paris… Tout ça fut si soudain !

SARAH :

Nous sommes venues dés que nous avons appris. C’est une tragédie.

BENOITE :

Vous savez ce qui c’est passé ? Madame ??? Madame ? ? ?

Mme DE :

Madeleine. Appelez moi  Madeleine, tout simplement.

BENOITE :

Vous êtes une proche ?

Mme DE :

En quelques sortes…

BENOITE :

La dépêche AFP disait que M. Suski s’était ( à voix basse ) suicidé… en s’électrocutant

Mme DE :

Est-ce que cela change quelque chose ? ( Elle s’approche de Suski )

Aujourd’hui, il en a fini des turpitudes liées à sa vie politique. Finie toute cette solitude…En choisissant la mort, il a rejoint le souvenir de tous ceux qui l’ont connu.

SARAH :

Vous croyez cela. Moi je pense, tout au contraire, que pour lui la solitude commence maintenant.
Non seulement, par son geste il s’est arraché au monde, mais il a aussi trahi ceux qui l’aimaient, comme vous sans doute, comme nous tous.

Mme DE :

Parce que je l’aimais, ce geste de désespoir, je lui ai déjà pardonné.

BENOITE :

Moi je n’y comprends rien du tout… Lui qui semblait si heureux ces derniers temps !

Mme DE :

Heureux ?

SARAH :

Oui, au point même de négliger ce qui fut sa raison d’être, notre parti… les camarades.

BENOITE :

Vous savez, Mme Madeleine, je suis sa secrétaire, c’est dire si je le connais bien ! Et bien, depuis plusieurs mois il semblait pourtant comme sur un nuage… Il était tout gai,  comme un pinson, à tel point que je me suis dit que ça y était..

Mme DE :

Quoi donc ?

BENOITE :

Mme Ode et lui… je me suis dit ça y est, la famille va s’agrandir !

Parce que, entre nous, c’est quand même pas bien normal, vivre aussi  longtemps ensemble sans avoir d’enfant !

N’est ce pas ? ( Mme De s’effondre en pleurs )

BENOITE :

Ben, qu’est ce que j’ai dit ?

( A Sarah ) J’ai fait une gaffe ou quoi ?

SARAH :

Je crois, oui !

( Elle se rapproche de Mme DE et la console. )  Madame Madeleine, ça va aller ?

BENOITE :

Ho la la ! Mais ce n’est rien ça, Sarah… on voit bien que t’as jamais eu d’enfant. Moi aussi quand j’ai eu mon premier je pleurais tout le temps, pour un oui, pour un non…

SARAH :

Tu n’as pas bien compris la situation, je crois ?

BENOITE

Mais il n’y a rien à comprendre, dans son  état on pleure comme on rit.

SARAH :

Je ne crois pourtant pas que madame Madeleine ait beaucoup envie de rire.

BENOITE :

Ce que je peux te dire c’est que si Mme Ode avait été autant enceinte que Mme Madeleine, M. Suski, il n’en serait pas là ! ( elle le désigne du menton )

Seulement  avec l’autre, on n’a rien vu venir ! . Elle avait le cœur trop sec sans doute,  aussi sec que le désert de Gobi… Et vous connaissez le dicton : comme on a le cœur, on a les fesses ! Voilà pourquoi entre eux, ça n’a sans doute jamais vraiment marché…  C’est mon avais, et je le partage… Et pour ne rien vous cacher, c’était même elle qui portait le pantalon… et ça, dans un couple, c’est jamais bien bon…même si je suis pour l’égalité des sexe… Non ! C’est jamais bien bon ! Alors  c’était  sans doute mieux ainsi, pas d’amour, pas d’enfant…

SARAH :

Mais enfin, qu’est ce que tu vas inventer ?

BENOITE :

Qu’est ce qu’il y a ? C’est pas vrai ce que je dis ?

Moi je dis ce que je pense… c’est comme ça ! Et puis autant monsieur Suski il était toujours gentil, généreux, bienveillant, indulgent et équitable, autant il était bon, autant elle, elle était …

SARAH :

Je t’en pris tais toi… tu sais où nous sommes ?

BENOITE :

Oh ! Ça suffit avec tes grands airs… j’ai pas d’ordre à recevoir de toi.

SARAH :

Mais, enfin Benoîte, nous sommes venues nous recueillir sur la dépouille de monsieur Suski ! Nous

sommes pas là pour régler nos comptes avec sa femme et encore moins pour savoir qui portait le pantalon…

BENOITE :

Bien sûr, parce que madame, pardon mademoiselle la numéro deux, elle a aussi ses problèmes de pantalons ( à Mme De) Vous ne saviez pas ? Elle s’y croit déjà ( à Sarah ), madame LE président.

Mais moi je dis qu’il faut savoir rester à sa place. Une femme c’est pas un homme, et à force de faire tout comme eux… et bien on sait plus qui est qui et tout le monde se ressemble.

Et on voit le résultat ( indiquant Suski ) . Et toi t’es tout comme elle ! A vouloir tout commander !

Regardes-toi ! je suis sûr que pour être chef  tu pisserais debout

Mme DE :

Mais fermez là ! ( en pleur, elle s’enfuie vers l’escalier ) Fermez là…

BENOITE :

On m’y reprendra à venir en province pour m’faire engueuler !

NOIR

Scène 12
MODE, CHRISTINE, ALBERT, BENOITE, SARAH.

( Albert et Christine entre en scène )

MODE :

Ah ! Voilà mon sauveur !

CHRISTINE:

Ton sauveur ?

ALBERT :

Je t’expliquerai !

CHRISTINE :

J’y compte bien…

ALBERT :

S’il te plaît Christine, laisse moi lui parler, tu veux bien ?

MODE :

Et avec ma chère belle sœur… ( à Albert ) Décidément, Albert, tu ne perds jamais ton temps…

ALBERT :

Ode, pourquoi m’as-tu menti au sujet de Christine ?

MODE :

Menti ?

ALBERT :

C’est ça ! Fais l’imbécile !

MODE :

Les retrouvailles se sont bien passées ?

CHRISTINE :

Arrête tes sarcasmes et dis-moi plutôt où est passée Madeleine ?

MODE :

Madeleine ?  Quelle Madeleine ? A part les camarades Sarah et Benoîte,  je n’ai vu personne d’autre…

BENOITE :

Bonjour monsieur, Bonjour madame…

SARAH :

Nos condoléances madame.

MODE :

Non ! Point de « madame » pour ma belle sœur, mais « mademoiselle », s’il vous plaît… elle y tient beaucoup, même si tout cela est pure hypocrisie.

C’est qu’il lui est nécessaire de préserver l’intégrité de ce titre honorifique pour servir l’église.  « Mademoiselle » c’est son passe partout …Même si au fur et à mesure de ses missions elle l’est devenue de moins en moins demoiselle… Désolée, Albert, je sais que ce n’est pas à moi de t’apprendre cela.

ALBERT :

Effectivement, ce n’est pas à toi… Mais cela te fait tellement plaisir… Hélas, ça va te décevoir mais

Christine m’a déjà informé de son existence depuis notre séparation. Elle m’a tout dit de ses aventures et de ses voyages humanitaires.

MODE :

Et chacun sait très bien ce qu’il s’y passe sous les tentes de l’humanitaire …hein ! Les filles ?

Difficile de préserver sa respectabilité dans ces conditions…

CHRISTINE :

C’est toi qui me parle de respectabilité ?

MODE :

Fort heureusement une âme, c’est un peu comme un iceberg. Il y a la partie apparente, d’un blanc aussi virginal qu’une cornette de bonne sœur, et puis il y a l’autre partie, ces deux autres tiers de l’iceberg qui sont sous l’eau, que nul ne voit , c’est la culotte glaciaire, mais pas glaciale… Ah que non !  Parce que la Christine en campagne, à elle seule, elle relèverait même le réchauffement climatique d’une ou deux degrés …Si tu vois ce que je veux dire Albert ?

ALBERT :

Du calme ! Mesdames, du calme ! Justement, ne nous échauffons pas…

CHRISTINE :

Elle ne risque pas avec sa frigidité sans faille….

MODE :

Frigide moi !

ALBERT :

( à Mode ) Comment ça frigide… Tu aurais simulé !

CHRISTINE :

Tout ce qui y entre, en ressort en esquimau !

MODE :

Je préfère encore ma chasteté à  tes partouzes médicales au cœur de la jungle africaine à te faire en…

SARAH :

( Férocement )Mode, taisez vous, vous racontez n’importe quoi… et devant son frère, votre mari, encore !

ALBERT :

Heureusement qu’il n’entend plus rien !

MODE :

Toutes leurs âmes sont maudites par le capitalisme.

SARAH :

Je crois que cela suffit…le malheur vous égare ! Vous divaguez !

BENOITE :

Vous nous faite honte même …

CHRISTINE :

Laissez… J’en ai vu d’autres… avec cette mégalo coco !

MODE :

( de plus en plus hystérique ) En toi, comme en vous tous,  le vice coule à flot…

CHRISTINE :

( à Sarah ) vous avez raison, ce n’est certainement pas le meilleur moment pour…

MODE :

( Crescendo ) Ah ! elles sont loin nos belles images d’antan où les missionnaires dévoués s’en allaient vacciner les peuplades les plus reculées …

ALBERT :

( Distant ) Que veux-tu ? Le monde change, l’humanitaire aussi …  et c’est bien ainsi !

CHRISTINE :

Et crois-moi les africains ont des vertus que tu ne soupçonnes même pas !

MODE :

( Etouffant de rage )  Elle reconnaît les fait. Voyez ! Voyez ! La délurée… La…

SARAH :

Mademoiselle vit avec son temps rien de plus… Et elle contribue ainsi au rapprochement des peuples ! Pour ma part je n’y vois aucun mal. Elle a une vie de femme comme vous et moi…

CHRISTINE :

Ah ! Non merci  ! Pas comme elle ; ( elle est presque front à front avec Mode ) Il ne pourrait rien m’arriver de pire…

MODE :

Ah ! Bon ?

CHRISTINE :

Non ! Rien de pire, espèce d’attardée mentale…parce qu’il n’y a rien de pire que d’être complètement obstruer…

Obstruer du cœur et de partout ailleurs.

ALBERT :

Mesdames ! Un peu de respect pour le défunt.

MODE :

( Elle fonce vers Albert ) C’est toi qui me dit ça ! il y a peu, tu avais encore une toute autre vision du respect des morts.

( elle fonce vers Christine ) Il ne t’aura pas fallu longtemps pour te convertir…

SARAH : ( prenant Benoîte par le bras )

Vous nous permettrez de nous éclipser… je crois que nous n’avons plus rien à faire ici.

Tu viens Benoîte ?

MODE :

( Leurs barrant le passage )  Mais point du tout… vous n’êtes pas venues de si loin pour partir aussi vite… Je vous l’interdis. ( Hystérique ) Que personne ne bouge ! Personne… personne ne bouge !

BENOITE :

Elle est devenue complètement folle !

MODE :

Il y a cette Madeleine qui a disparu ! il nous faut la retrouver…

Voyons, voyons ! ( elle marche en rond ) je suis parti il n’y a pas 20 minutes en laissant l’appartement à monsieur Albert…

Monsieur Albert, qu’en avez-vous fait ?

ALBERT :

( Silence )( regard inquiet à tout l’entourage )

MODE :

( Hystérique ) Je te somme de répondre, Albert !

ALBERT :

J’ai laissé à cette jeune femme le soin de veiller sur l’appartement, le temps d’aller prendre un café avec Christine…

MODE :

Mais tu  la connaissais donc ?

ALBERT :

J’ai pensé que c’était une proche de la famille…

MODE :

Ah Ah ! Une proche ?

ALBERT :

Une proche de la famille, une cousine quoi ! Et puis qu’est ce que j’en sais…

MODE :

Ah ! c’est vrai les enterrements c’est toujours l’occasion de retrouver la famille éloignée…

N’est ce pas Christine ? Alors, dis-moi, qu’est ce qu’elle est devenue cette cousine Madeleine ?

CHRISTINE :

Ce n’était pas une cousine…

MODE :

Bien sûr que non, ce n’était pas une cousine.

Et vous, les deux perruches de Cuba, qu’est ce que vous en avez fait de la Madeleine… c’est quand même pas  l’arlésienne…

BENOITE :

Elle commence à me les briser menues, cette hystérique !

MODE :

Alors ? Alors ?

BENOITE :

Oh et puis zut ! Moi je vais tout vous dire…

Madeleine, on l’a vue et elle est repartie comme elle était venue…

MODE :

Et bien voilà, on y arrive… Elle est repartie comme elle est venue le ventre gros d’un petit camarade de plus ! ( Rires sarcastiques )

Ah ! Vous me prenez tous et toutes pour une imbécile ! Mais qu’est-ce que vous croyez  ? Que j’étais dans l’ignorance de cette relation entre Jérôme et cette morue du Portugal ? Je savais ! Je savais tout parce que je sais toujours tout.

BENOITE :

Voilà qu’elle se prend pour Mata-Hari !

MODE :

Vous n’aviez quand même pas l’intention de me faire croire que cette gamine s’était faite engrosser par le Saint-Esprit…

CHRISTINE :

( A Albert )  C’est elle qui a poussé mon frère au suicide ! Elle savait tout… et depuis le début, pour sûr !

( A Mode ) Tu n’as pas pu supporter qu’on te prenne ton jouet !

MODE :

( Elle s’assoit ) Mon œuvre, tu veux dire… certainement pas, mon jouet.

CHRISTINE :

Et quand il t’a quittée, il a fallu que tu le brises…

MODE :

Quand il m’a quitté …( silence. Elle reprend ses esprits… Elle continue comme pour elle-même ) )

Il y a longtemps que Jérôme m’avait quittée. Même si nous vivions encore ensemble.

Tu ne peux pas savoir cela , ma chère belle sœur, mais la vie de couple a ceci de terrible, que le regard de l’autre fait miroir. Il  nous indique sans aucune délicatesse chaque jour où nous en sommes de notre amour. Il nous dit comment nous nous aimons, si jamais nous nous aimons encore… Le matin où le regard de Jérôme c’est voilé de ce gentil mépris qu’ont les maris pour leurs épouses est déjà bien loin. J’ai eu le temps d’en faire mon deuil…

CHRISTINE :

Mais cette fois ci, tu le perdais pour une autre…

MODE :

Je ne l’ai pas perdu …C’est moi qui l’ai rendu… rendu à sa propre existence.

CHRISTINE :

Tu me jures que tu n’as en rien influé sur son geste.

MODE

Qui, ici, peut assurer qu’il n’y est pour rien ? Chacun se l’est posée cette question… et évidemment, moi la première.  Je n’ai que des doutes…

CHRISTINE :

Bien moi aussi j’ai des doutes !

MODE :

Je me sens si seule maintenant… J’étais son ombre. L’ombre d’un homme de paille. Il ne me reste plus rien …

BENOITE :

C’est les portes de l’enfer qui s’entrouvrent…

MODE :

Ne me juger pas !

CHRISTINE :

Ode, je voudrais te dire…

MODE :

Quoi encore ?

CHRISTINE :

Comme je te plains…

( Mode sort de la pièce )

BENOITE :

Ne vous inquiétez pas pour madame Madeleine, elle va certainement revenir, elle a oublié son sac à main.

NOIR.

Scène 11
BENOITE, SARAH.

SARAH :

Mais t’es complètement conne ou quoi ?

BENOITE :

Sarah ! C’est pas parce que j’n’ai pas fait les grandes écoles qu’il faut me parler comme ça.  Alors tu me respectes et t’es polie avec moi… Sinon tu pourrais bien te recevoir une paire de claques qui te sifflera encore au 14 juillet… toute future présidente que tu puisses être !

SARAH :

Mais quelle imbécile !

( Benoîte va pour mettre une gifle à Sarah. Sarah la déséquilibre et l’envoie bouler sur le lit de Suski )

BENOITE : ( couchée sur le mort, crie d’horreur )

AAAAAAAAAAAH !

SARAH :

Mais ça va pas, non ! Tu t’es flinguée les neurones à quoi ce matin ?

Tu n’as donc rien compris… Faut te faire un dessin : Le gosse de Madeleine… c’est le gosse de Suski !

BENOITE : ( assise par terre, se recoiffant )

Qu’est ce que tu dis ?

SARAH :

Et toi tu la ramène, avec tes souvenirs de grossesse, et ça ri comme ça pleure, et patati ! Et patata !

Dis-toi bien que c’est elle qui lui avait rendu le sourire, à ton petit patron.

BENOITE :

Ce serait donc sa  maîtresse ?

SARAH :

Ben ! Qu’est ce tu crois ? ? ? T’as déjà vu un homme changer de vie, du jour au lendemain, pour recommencer avec sa femme.

Ça n’existe pas ! C’est le fantasme de la ménagère de moins de cinquante ans… mais ça n’arrive jamais !

Quand Suski  a quitté Paris pour revenir ici, chez lui, c’était pour recommencer sa vie avec Madeleine…

C’est clair comme de l’eau de source.

Il a tout abandonné pour partir avec elle… tout, et sa femme tout particulièrement.

BENOITE :

Monsieur Suski il aurait…avec cette Madeleine ? Non ! J’ose à peine y croire.

SARAH:

Pourtant…

BENOITE:

Alors madame Mode elle serait …

SARAH :

Cocue ! ( Benoîte s’assoit sur le lit de Suski, abasourdie. Sarah vient à ses côtés )

Un homme qu’on laisse à la dérive dans le lit conjugal, un jour ou l’autre,  il met les voiles… Tôt ou tard.

Et ça, ça vaut pour Suski comme pour les autres. Le désir amoureux c’est  la clé de voûte de tous les couples… Sans désir pas d’avenir…

Mais c’est quand même pas moi, une femme en pantalon, prête à pisser contre les murs, qui va te l’apprendre.

BENOITE :

Une maîtresse ? Monsieur Suski ….lui, si droit !

SARAH :

Et bien ce n’est pas Madeleine qui devait s’en plaindre ( coup de coude complice ) C’est plutôt une qualité pour un amant.

BENOITE :

Pour une fois on serait presque d’accord.

SARAH :

Pourquoi presque d’accord ?

BENOITE :

( Elle se lève et s’écarte du lit. ) Par principe… je ne tiens pas à être tout à fait d’accord avec toi.

SARAH :

( Sarah se rapproche et prend Benoîte par les épaules.)

Tu vois, Benoîte, les gens ne sont  jamais ce qu’ils paraissent être. Mais ils ne sont pas non plus forcément ce qu’on pense qu’ils sont… ( moue sceptique de Benoîte. )

En fait, monsieur Suski n’est qu’une victime des conventions. Une de plus… Car nous crèverons tous du jugement anticipé que nous porte notre voisin de palier.

Et quand le désaveu vient d’un ami ou d’une amie… c’est encore plus dramatique.

BENOITE :

Tu m’en veux encore pour ce que je t’ai dit ?

SARAH :

Mais non !

BENOITE :

Oh si ! Je le vois bien ! Mais il faut m’excuser. Tu le sais, des fois je m’emporte, et les mots dépassent ma pensée…  Je sais très bien que tu n’as pas besoin de faire pipi debout…

SARAH :

Benoîte, je te dis ça pour que tu comprennes que si certains hommes ont la force d’aller au-delà du regard et du jugement des autres, il faut les encourager…D’accord. Parce que ceux là sont rares.

La plupart des humains, hélas, n’ont que foutre du gâchis de leur vie… Ils sont vaincus. Ils s’accommodent, consomment et crèvent. Ce sont des brebis… Mais des brebis qui s’octroient le pouvoir de condamner ceux qui ne broutent pas comme eux…

BENOITE :

Sarah, moi je ne te condamne pas… C’est seulement pour ton bien que je te dis de faire attention .

Regarde à quoi cela peut mener ( Elle désigne Suski. )

SARAH :

Je sais…mais crois bien que je serai prudente … ( Silence ) Et puis je te nommerai chef de cabinet, comme ça tu seras toujours là pour me protéger…

BENOITE :

Tu ferais ça ? ( Elle lui saute au cou ) Oh merci…merci !

SARAH:

( Se détachant- de Benoîte ) Quand je serai présidente !

BENOITE:

( revenant à sa préocupation )  Ce que je ne comprends quand même pas très bien, c’est pour quoi alors que tout allait pour le mieux, monsieur Suski, il s’est…

SARAH :

Donné la mort ?

BENOITE :

Peut être qu’il ne voulait pas qu’on sache que sa cousine attendait un enfant de lui ?

SARAH :

Sa cousine ? ? ? Mais Madeleine n’est pas sa cousine ! Je viens de t’expliquer que c’était sa maîtresse.

BENOITE :

Elle nous a pourtant bien dis…

SARAH :

( Enervée ) Mais c’est tout ce qu’elle ne nous a pas dit qu’il fallait retenir.

Ce qui est important, ce n’est pas toujours ce que l’on dit, mais ce que l’on pense quand on dit les choses. Tu comprends.

BENOITE :

Pas grand chose, non.

SARAH :

C’est ça la psychologie. Comment t’expliquer ? Chez Madeleine, tu vois, c’est le non-dit qui dirige de façon prépondérante ce qu’elle dit ( moue septique de Benoîte )

Ce que je veux te dire c’est qu’il faut souvent écouter ce qu’on ne dit pas.

BENOITE :

Alors là, ça me dépasse !

Pour moi, il faut appeler un chat, un chat… sinon…

( Apparaît Ode à la porte avec ses deux paniers de provision )

( Benoîte essaie de faire comprendre la situation )

SARAH :

Madeleine attend un enfant de lui mais ce n’est pas sa cousine, d’accord ?

( entrée de Mode )

MODE :

Mais de qui donc parlez-vous ?

BENOITE :

Euh ! De ma cousine… que son mari a quitté.

MODE :

Ah la pauvre fille… Elle doit être totalement désemparée…La vie vous réserve toujours de ses embûches, c’est à ne pas croire !

Vous êtes arrivées depuis longtemps ?

SARAH :

Bonjours madame Suski… Non ! En fait, nous venons juste d’arriver.

MODE :

Benoîte, ça va bien ?

SARAH :

Oh la la ! Benoîte elle est très affectée… tous ces drames en même temps… Votre mari, puis sa cousine. ( Sarah se dirige vers le lit, et relève Benoîte )

Aller Benoîte un peu de courage ! Il faut être digne…

NOIR

Scène 13
( Entre en scène Charlotte et une vieille femme, Mme GARNER… plutôt excentrique dans son habillement. )

CHARLOTTE :

Entrer madame Garner… ( à  l’assistance ) Je l’ai rencontrée en bas de l’escalier. C’est une amie de madame la mère de M.Suski , m’a-t-elle dit. Elle cherchait l’appartement…

Mme GARNER :

Bonjour la compagnie ! Charlotte a eu la gentillesse de me conduire jusqu’à  vous.

CHRISTINE :

(  Un peu étonnée ) Alors comme ça,  vous connaissiez bien ma maman ?

Mme GARNER :

Oui, depuis quelques années nous sommes très liées, elle et moi.

CHRISTINE :

Madame, maman est partie  il y a tout juste dix ans…  Partie définitivement !

Je ne comprends pas très bien.

Mme GARNER :

Il y a dix ans déjà ; tout va si vite. Vous verrez  que l’on sera au dernier jour de l’éternité, sans avoir vu le temps passé. ( Elle passe tout le monde en revue.)

Voyons voir si j’ai bonne mémoire ? ( Elle s’arrête derrière Christine. Imitant une transe de voyance )

Christine, il y a dix ans, vous veniez de partir en mission à Madagascar, n’est ce pas ? Votre première croisade humanitaire.

CHRISTINE :

Oui mais…

Mme GARNER :

En laissant derrière vous vos désillusions amoureuses… et votre pauvre mère malade.

( elle s’avance vers Albert )

Albert ! Rien n’avait de prise sur vous. Toute votre existence se résumait alors dans l’élaboration minutieuse de votre principe d’horizontalité…Je vous ai bien cru perdu.

Heureusement que votre bonne muse vous suivait de prés.

ALBERT :

Si vous la croisez, n’oubliez pas de la remercier pour moi…

( elle avance vers Sarah et Benoîte )

Mme GARNER :

Sarah, vous étiez encore une enfant.  Je vois de la violence tout autour de vous. Une drôle de vie pour une petite fille. Ce ne fut pas Byzance tous les jours, n’est-ce pas ?

SARAH :

Pas loin  tout de même… J’ai grandi à Istanbul.

Mme GARNER

Benoîte, vous, vous  resplendissiez de bonheur… c’était votre première grossesse.

BENOITE :

Mon dieu, c’est bien vrai…

Mme GARNER :

Je vous en prie, gardez vos « mon dieu » pour l’église et pour les curés. Et voyez en moi plutôt une amie de vos âmes.

( Mode apparaît à la porte d’entrée )

MODE :

Une amie des âmes ! Mais qu’est ce que c’est que ce charabia ?

Christine, c’est toi qui as fait monter ce phénomène de foire…

CHRISTINE :

Non ! Je n’y suis pour rien… je ne la connais pas… C’est Charlotte qui…

Mme GARNER

Je vous aurai trouvés sans Charlotte. Je suis venue de loin, tout exprès pour vous, afin de vous sauver du fantôme de Suski .

Je suis là pour vous aider à retrouver la sérénité…

ALBERT :

Une amie des âmes ? ! ? je sais que cela existe au Brésil…

MODE :

Qui êtes vous ?

CHRISTINE :

Qu’est ce que vous attendez de nous, Mme Garner?

BENOITE :

Moi, je ne veux même pas le savoir. Et il ne faudra  rien attendre de moi. D’ailleurs, je rentre à Paris… Jamais j’aurais cru la province aussi proche du moyen âge !

Mme GARNER :

Le moyen âge, Benoîte… mais c’était hier !  Où vous croyez-vous dans l’échelle de temps ?

Votre vie se compte en année, la mienne est infinie. Vous n’avez qu’un seul pouvoir, celui d’accepter  avec plus ou moins de sagesse, la mort… votre mort. Moi, je suis la vie.

Et à ce titre, je suis  responsable du service après vente de vos âmes… Alors un conseil,  vous avez plutôt intérêt à m’obéir, parce que sinon…

MODE:

Sinon ?

Mme GARNER:

Vous irez rôtir en enfer !

( Charlotte crie d’épouvante. Elle se réfugie derrière Albert.)

ALBERT :

La décision de vie ou de mort appartient donc à votre seul pouvoir.

Mme GARNER :

Il appartient à Dieu… il m’appartient donc.

CHRISTINE : ( tombe à genoux )

Vous êtes… vous êtes… Oh ! mon Dieu

( Elle s’évanouit. Charlotte et Albert se précipitent pour la ranimer.)

CHARLOTTE :

Vous vous rendez compte, j’ai accompagné Dieu jusqu’à nous tous, dans cette maison…

BENOITE :

Dieu existe ! ( Elle se signe n’importe comment ) ( murmurant une prière.) Au nom du père etc…

ALBERT :

Et bien si Dieu existe, est-ce qu’il pourrait nous aider à ranimer son ouaille ?

( Mme Garner s’avance jusqu’à Christine et lui assène quelques claques jusqu’à ce qu’elle retrouve ses esprits )

MODE :

J’aurai pu en faire autant…et avec bien plus de conviction.

BENOITE:

Et Dieu serait une femme ? ? ?

SARAH :

Si seulement ça pouvait être vrai ! Peut-être que la face du monde s’en trouverait changée ?

BENOITE :

A bien y réfléchir, Sarah, qui d’autre qu’une femme pouvait accoucher du monde ?

Mme GARNER :

Je ne vous le fais pas dire !

MODE : ( qui rit de la naïveté )

A d’autre vos sornettes, la vieille… Des prétendus bon dieu, on en a vu d’autres ici bas.

Alors dites-nous qui vous êtes réellement ? Une diseuse de bonne aventure, une envoyée du Vatican… le gourou d’une secte de féministes enragées…

CHRISTINE :

Mme Garner, dites nous ce que vous attendez de nous ?

Mme GARNER :

Je veux savoir quoi faire de l’âme de  Suski.

Je veux qu’il me dise pourquoi il s’est donné la mort, alors qu’il s’apprêtait à donner la vie.

Je veux savoir ce qui la conduit à mépriser l’existence que je lui ai offerte.

ALBERT :

Mme Garner, nous ne savons pas pourquoi Suski s’est suicidé. Tous ceux qui lui ont été chers, ici présents, se posent cette question, en assumant chacun une part de responsabilité inconsciente. Mais le facteur déclenchant nous l’ignorons.

MODE :

Il aurait été le seul à pouvoir s’expliquer.

Alors qui que vous soyez, il ne sert à rien de retourner cette terrible incertitude.

Mme GARNER :

Et bien, nous allons justement lui demander de s’expliquer. ( cri de stupeur )

Dés que nous serons au complet…

MODE :

C’est à dire…

( entre en scène Madeleine )

Mme GARNER :

C’est à dire, maintenant. Puisque Madeleine est revenue…

NOIR

Scène 14
MODE :

Et bien, vous, vous  ne manquez pas de culot !

ALBERT :

Elle ne manque pas d’amour, surtout…

Mme DE :

Excuser moi, je ne fais que passer, j’ai oublié…

BENOITE :

Votre sac à main… c’est moi qui l’ai.

Mme GARNER :

Ne fuyez pas, Mado… Jérôme va avoir besoin de vous pour revenir.

MODE :

Vous ne croyez pas que ça suffit, cette mascarade.

Mme DE :

( reprenant son sac à Benoîte )

Rendez-moi mon sac… je n’ai plus rien à faire ici.

Mme GARNER :

Ma petite, je vous demanderai de bien vouloir rester assise ici, sagement, en attendant son retour.

Mme DE :

( A Albert ) Qui est-ce ?

ALBERT :

Le plus intrigant des personnages qui me fut donné de rencontrer.

CHRISTINE :

Une providentielle révélation…

Mme DE:

Mais expliquez-vous ?

MODE :

Un abus de confiance, une pollution de votre crédulité… espèce de crétins !

SARAH :

Attendons de voir cette empreinte d’absolu que madame Garner prétend détenir. Laissons la libérer la part d’éternité qui est en Jérôme… Si elle en a le pouvoir, je ne demande qu’à voir…

MODE :

Sarah, vous n’allez quand même pas croire ces inepties, pas vous… Et puis n’oublier pas que le parti vous tend les bras. Vous savez ce qu’on pense à Moscou de la religion. Votre attitude pourrait vous valoir votre carrière.

SARAH :

Madame Ode, d’une part, je n’ai que faire des opinions moscovites, et d’autre part, vous savez,  j’ai grandi au pays des contes des milles et une nuit… De toute mon enfance, mes seuls vrais moments de bonheur, c’ était ces histoires merveilleuses que me racontait ma grand-mère… alors si cette magie pouvait le temps d’un instant réapparaître…

BENOITE ( terrifiée )

Vous n’aller pas le ressusciter, n’est ce pas ?

Il faut laisser les morts en paix… Je ne suis pas superstitieuse mais…

MODE : ( moqueuse )

Cela porte-malheur… Ah ah ah !

CHRISTINE:

Mme Garner,  ne serait-il pas plus raisonnable de lui accorder le repos de son âme.

Mme GARNER :

Mais son âme ne sera au repos que lorsque les vôtres le seront aussi… Pour l’instant, l’âme de Suski gravite autour de vos mémoires comme un satellite à la dérive… avec la menace constante de percuter l’un d’entre  vous au moment où il s’y attendra peut être le moins, et l’entraîner dans son épouvantable voyage sur un océan de turpitude…

BENOITE :

Un océan  d’emmerdement qui a commencé au moment même où j’ai mis les pieds dans cette foutue baraque, voilà pour ce qui me concerne. ( Elle sort …Sarah la suit )

MODE :

Un océan d’emmerdement ? Croyez-moi, des emmerdements  vous en aurez bien davantage encore si vous laissez cette vieille faire ses tours de sorcelleries… Aussi, triste soit la réalité, Suski nous a quittés  et c’est un choix qu’il faut respecter…

Mme DE :

C’est d’autant plus facile pour vous qu’il vous a quittée depuis longtemps.

Vous aviez fait une croix sur tout espoir de le voir revenir un jour… et…

MODE :

Mais qu’est ce que vous croyez ? Qu’il m’a abandonnée pour vous… prétentieuse !

Ce n’est pas moi qu’il a laissé sur le bord de la route mais ses illusions de jeunesse… Et en couchant avec vous,  il ne faisait que chercher un nouveau combat à mener. Jérôme est mort par votre faute ! En lui faisant ce marmot vous l’avez obligé à renoncer à sa raison d’être… sans rien lui offrir en, échange.

Mme DE :

C’est horrible ce que vous dites !

MODE :

Vous aviez tellement peur de le perdre vous aussi, que vous ne lui avez pas laissé le temps de se reconstruire une raison de vivre. Et voilà le résultat.

Aujourd’hui, vous vous en mordez les doigts… Mais ma petite, il fallait réfléchir avant…

Mais il est vrai qu’on ne réfléchit pas à son aise les fesses en l’air, et comme ces derniers temps vous n’avez pas dû être souvent assise dessus…

( Mme De fond en larme, Christine s’approche et la console. Elle s’adresse à Mode.)

CHRISTINE :

Tu n’es vraiment que de la mauvaise herbe.

ALBERT :

Une ortie au cœur, et des ronces tout autour…

Mme GARNER :

( Elle prend Ode par les épaules ) Les marécages les plus nébuleux ont toujours une issue…

MODE :

Pour moi, ça suffit ! Vous pouvez bien faire ce qu’il vous plaira. Si ça vous amuse de chatouiller les doigts de pied des morts, parfait. Mais je ne serais pas votre complice. ( Elle va pour quitter la pièce )

CHARLOTTE :

Bien et moi… qu’est ce que je fais madame Suski ?

Mme GARNER :

Vous, vous faites votre pot au feu…

ALBERT :

Parce que ressusciter… ça creuse son homme…

Mme GARNER :

Non …parce que j’ai faim.

Mme DE :

Et il vous faudra combien de temps pour le ramener ?

Mme GARNER :

Je n’en sais rien du tout. Depuis 48 heures qu’il tourne dans ce manège infernal qu’est le regret…

CHRISTINE :

Le regret…

Mme GARNER :

Oui, le regret… ce que les curés ont appelé le purgatoire, c’est ce cercle vicieux ou nous mâchons et remâchons  nos regrets. Et les suicidés, si on ne les y aide pas, peuvent  y demeurer à tout jamais.

MODE :

Complètement givrée la vieille ! ( elle quitte la pièce )

CHRISTINE :

Et ils errent ainsi au-dessus de nos âmes comme ces fantômes qui harcèlent l’humanité…

Mme DE :

J’étais son petit fantôme… c’est comme ça qu’il m’appelait ( pleurs .)

MODE :

Vous aviez qu’à passer moins de temps sous les draps !

Mme GARNER :

Je vais tenter de le convaincre de quitter ce monde pour toujours…

Prenez chacun une chaise, et autour du lit… nous allons l’attendre. Il sait que nous sommes tous ici…

CHRISTINE :

Presque tous ?

Mme GARNER :

Les autres sont à nos côtés… Ils refusent d’être témoin… mais leur amour est ici, avec nous,

Et ils nous rejoindront si Jérôme le désire.

CHARLOTTE :

( Elle pèle ces légumes sur la table )

Il faut que je vienne aussi.

Mme GARNER :

Parce que le pot au feu, il va se faire tout seul ?

Christine vous voulez bien allumer la bougie et éteindre les lampes électriques… La luminosité fait toujours mal au yeux quand on sort des ténèbres.

NOIR

Scène 15
LE PYJAMA ROUGE : Scène 15

Mme GARNER et ALBERT sont endormis, respectivement sur une chaise et sur le fauteuil.

La table n’est pas débarrassée : assiettes, verres, couverts, bouteilles de vin.

Jérôme Suski se réveille et s’assoit dans son lit… Il semble encore tout étourdi.

SUSKI :

Mais quel froid ici ! ( Il s’étire ) Aïe ! J’ai des courbatures partout… comme si  j’avais été roué de coups… ( il regarde autour de lui… se regarde… tente de se souvenir )

Et puis un mal au crâne ! ( il se lève )

Il y a quelque chose d’étrange que je n’arrive pas à m’expliquer ( il fait quelques pas et s’assoit aussitôt )

Je ne me souviens plus de rien ! ( Il cherche sous le lit ) Même pas où j’ai pu mettre mes pantoufles.

Merde ! J’ai froid aux pieds… Froid partout.

( il se relève, s’observe en pyjama, il rigole… )

C’est pas possible d’avoir aussi froid ( il touche son pyjama ) De la laine de mouton polonais.

( Il avance vers Albert )

Et ces deux là ? Qu’est ce qu’ils peuvent bien foutre chez moi ?

( Il examine les restes d’un repas, attrape une bouteille vide )

J’ai du forcé un peu trop sur l’alcool… ça doit être ça mon mal au crâne.

( Il s’assoie sur une chaise et se tient la tête) oh !  ( il se relève )

Alors, voyons ces deux zozo…

( il secoue la vieille )

Eh ! Oh !

(Pas d’autre réponse que des ronflements. Il secoue Albert )

Oh ! …Eh !

ALBERT :

Humm… je dors !

( il se retourne, découvrant son visage )

SUSKI :

Mais c’est… c’est Albert ( il le secoue de nouveau ) Albert, oh ! Oh !

ALBERT :

( Albert ouvre un œil, et pousse un cri de stupéfaction ) Ahhhhh !

SUSKI :

Chut ! Tu vas la réveiller !

ALBERT :

( vers Mme Garner, à voix basse ) Madame Garner, il est revenu… ( elle ronfle )… Il est là… Madame Garner… ( elle ronfle )

SUSKI :

( Il s’avance pour prendre Albert dans ces bras ) Et toi t’es pas revenu ? Et de plus loin que moi …

ALBERT :

( Cinq pas en arrière )De plus loin que toi ! Je n’en suis pas si sûr…

SUSKI :

Paris… tu parles ! C’est quand même pas le bout du monde, Paris. ( Il s’avance de nouveau )

ALBERT :

( Il s’échappe ) Suski, tu me files la chair de poule.

SUSKI :

( Un peu décontenancé ) Faut dire qu’il fait un froid de canard dans cette baraque …( Il s’assoit )

Tu m’excuseras pour hier soir, mais je devais être un peu parti quand tu es arrivé ?

ALBERT :

Oui, c’est ça… T’étais déjà un peu parti. Et même pas qu’un peu…

SUSKI :

C’est vrai ? Je ne me souviens plus ! J’étais si bourré que ça ? Faut m’excuser, j’ai perdu l’habitude…

ALBERT :

Non ! Non ! Ce n’est pas à toi de t’excuser… Si quelqu’un doit des excuses ici c’est bien moi,  parce que l’autre soir… alors que tu étais …

SUSKI :

On a trop picolé ! N’en parlons plus !

ALBERT :

Si ! J’y tiens…

SUSKI :

( Il se relève ) Alors un peu plus tard, parce que là, tu vois, j’ai encore mal aux cheveux…

ALBERT :

Tu dois le savoir ! Il faut que je te le dise : ( il prend son élan ) Suski,  j’ai…j’ai abusé de…

SUSKI :

A quelle heure t’es arrivé ?

ALBERT :

Qu’est ce que ça peu faire ? C’était trop tard de toute façon…

SUSKI :

Tant pis! Après tout, le plus important c’est que tu sois là. Cela me fait tellement plaisir de te revoir ! Tu as eu la gentillesse de venir alors que moi, je n’ai pas même donné le moindre petit signe de vie durant toutes ces années…

ALBERT:

Tu parles d’un signe de vie !

SUSKI:

Bien que, tu sais, je ne t’ai jamais tout à fait perdu de vu.

J’avais toujours des nouvelles par ma sœur qui en prenait auprès de tes parents.

ALBERT :

Ah ! Christine prenait de mes nouvelles ?

SUSKI :

Bien sûr ! Et ce n’est pas tout : j’ai lu aussi tes deux bouquins.

ALBERT :

Comment ça ? Comment as-tu su que  j’avais écrit ?

SUSKI :

Le hasard : Je cherchais une biblio d’Oscar Wilde, dans ma librairie préférée quand je suis tombé sur un bouquin en promotion, avec dessus  la tête d’un gars dont le drôle de sourire me disait bien quelque chose…

Des retrouvailles, somme toute, pas banal ? Hein !

J’aurai voulu te féliciter, mais je ne savais même pas où te retrouver…

Mais maintenant que tu es là…Approche un peu… Viens là qu’on s’embrasse.

ALBERT :

( mouvement de recul ) Tu crois qu’il faut …

SUSKI :

Aller pas de fausse pudeur, viens là !

( il lui donne l’accolade )

J’espère qu’elle n’est pas jalouse ta copine…

ALBERT :

D’abord ce n’est pas ma copine …

SUSKI :

Si c’est d’elle que tu as abusé… T’inquiète pas, ça m’étonnerait qu’elle porte plainte !

ALBERT :

Non pas du tout…Ce n’est pas ce que tu crois !

SUSKI :

Ah ! Bon, de toute façon, ça ne me regarde pas… Et puis si c’est pas ta copine, tu n’as qu’à la réveiller et la mettre dans un taxi. Qu’elle aille ronfler plus loin ( ronflement ) Parce que là on s’entend plus ( ronflement )

( Il s’avance vers elle, et lui cri dans les oreilles ) on s’entend plus …( elle se tourne en maugréant )

( Il revient vers Albert )

D’ailleurs aujourd’hui on reste rien que tous les deux, d’accord ?

ALBERT :

Le problème c’est que ça m’étonnerait qu’elle reparte sans toi.

SUSKI :

Et pourquoi pas ?

ALBERT

Parce que tu vois, Suski, cette vieille, c’est un peu… un peu comme un ange… un ange tombé du ciel rien que pour toi. ( silence )

Parce que toi, en fait, tu n’es plus réellement là.

SUSKI :

Je ne suis plus réellement là ?

ALBERT :

Comment t’expliquer ça ?

En fait, tu es encore là, mais t’es déjà parti… un bref retour, tu comprends ?

SUSKI :

Et elle ?

ALBERT :

Et elle ? ( Il souffle ) Je viens de te le dire : Elle, c’est la gardienne du temple. C’est dieu…

Je sais que ça peut te paraître étrange, mais elle est venue là pour te chercher et te ramener avec elle…au ciel.

SUSKI :

Tu n’es pas clair, Albert. Tu te drogues ?

ALBERT :

Comment il faut te le dire, Suski . Tu t’es suicidé le soir de Noël !! T’es mort.

Souviens-toi ! Fais un petit effort. Si tu crois que c’est facile pour nous…

SUSKI :

Je suis mort ? ! ? (Il s’observe.) Ben voyons… ( Fait quelques pas de claquettes ) Je suis mort !

ALBERT :

Crois-moi, t’es mort… T’es aussi mort qu’on peut l’être.  Mort et définitivement mort.

SUSKI :

Mais qu’est ce que tu me racontes ?

ALBERT :

Ecoutes… moi-même, je me demande si ce n’est pas un mauvais rêve…

SUSKI :

Et bien il suffit de se réveiller. ( Il secoue Albert qui se laisse faire ) Aller! Réveille-toi.

( Puis madame Garner ) Réveillez-vous ! Debout la dedans !

Mme GARNER :

( Qui se réveille en sursaut ) Oh la ! Oh la !

SUSKI :

( Il l’attrape sous le bras et la soulève et l’amène vers la porte ) Aller ! C’est fini, on joue plus. Oust !

Mme GARNER :

( Elle se débat, résiste  tant bien que mal )  Oh la ! Petit, doucement tu veux bien ! Un peu de respect.

SUSKI :

( Il la repose ) On se tutoie.

Mme GARNER :

Je veux, oui…Depuis le temps que je te coure après, ça crée des liens…

SUSKI

Parce qu’on se serait déjà rencontré ?

Mme GARNER :

( Pointant le doigt au plafond  ) Là haut, petit… quelque part la haut, dans les sphères célestes.

T’as perdu la mémoire ou quoi ?

SUSKI :

Ah oui, ça doit être ça ! J’ai tout oublié : les sphères célestes et le reste avec. ( il se place derrière elle )

Et vous-même, mon Dieu, je vous ai aussi oublié. Je suis impardonnable, n’est-ce pas ? ( Elle acquiesce. Alors il la ressaisit sous le bras, et l’emmène vers le sortie ) Et bien, Dieu ou pas Dieu, pas de ça chez moi ! ( vers Albert ) Quant à toi, l’écrivain…

Mme GARNER :

( Elle se dégage et le projète à terre ) Et alors que je venais te chercher, tu as rebroussé chemin. Mécréant.

SUSKI :

( Interloqué. Encore tout ébahi de se retrouver à terre )

Mais c’est quoi ce délire ! ( vers Albert, implorant une explication ) Ce delirium, devrais-je dire…

ALBERT :

C’est la vérité… crois-moi, Suski !

Mme GARNER :

( à Albert )La mémoire va lui revenir doucement… Mais il lui faut admettre d’abord cette pénible  réalité… ( à Suski ) Jérôme, s’il te plaît, prend ton pouls…

( Suski hésite ) Aller, fait ce que je te demande ! ( il s’ausculte )

Rien, n’est ce pas… Tu vois ton cœur a fini de battre… Maintenant touche ta peau ( il s’exécute ) froide comme un morceau d’hiver.

SUSKI :

( Effrayé ) Mais c’est… c’est impossible.

Qu’est ce que vous m’avez fait ?

ALBERT :

C’est toi qui as décidé d’en finir, Suski.

SUSKI :

C’est impossible, j’allais recommencer ma vie… je ne voulais pas y mettre fin.

Mme GARNER :

Dans la poche du pyjama, il y a une lettre. Tes derniers mots… pour Mado.

( Suski sort la lettre. Il s’assoit sur le fauteuil et commence sa lecture à voix haute.)

SUSKI : ( Lecture rapide )

«  Ma vie me paraît aujourd’hui si acide que j’en ai dans la bouche comme un mauvais goût, un

goût de mort et de néant. Je me suis englouti dans une médiocrité dont on ne saurait se dégager.

Et d’ailleurs, plus je veux m’en sortir, plus je m’y perds. Comme dans un marécage nauséabond,

Je m’enfonce dans les sables mouvants de l’esclavage… mes chaînes sont trop lourdes pour pouvoir te rejoindre… Voilà pourquoi je veux mourir ici et maintenant, à la veille de te retrouver.

Je choisis de ne pas recommencer ma vie… je pars avec mes illusions et mes chimères.

Je n’aurai rien fait de grand en ce monde. Mon immortalité est dans l’enfant que tu portes.

Je te quitte, toi, mon petit fantôme qui est revenu si gentiment me hanter… »

C’est vertigineux, n’est ce pas ? Comment ai-je pu écrire cela ?

Tout ce vide…

Mme GARNER :

( Elle le prend par les épaules et l’accompagne ) Assis toi là, mon petit ! Reprends-toi…

Repose-toi encore un peu si tu veux.

SUSKI :

( Soumis ) Me reposer ? A vous écouter, je ne vais pas avoir grand chose d’autre à faire désormais ?

ALBERT :

Tu dois te décider à quitter définitivement le monde des vivants… retrouver les chemins de la quiétude et oublier tout avant.

Mme GARNER

Réussir à prendre l’ascenseur vers l’éternité.

ALBERT :

On va t’aider.

Mme GARNER :

Vos regrets et vos remords, il faut les laisser ici, et repartir…

SUSKI :

On se vouvoie maintenant  ?

Mme GARNER :

J’ai un grand respect pour ce que vous avez fait pour vos semblables, monsieur Suski. Votre vie pourrait être un modèle pour beaucoup… Et s’il n’y avait eu cette fin qui me chagrine un peu, je vous aurai même offert l’auréole…

SUSKI :

L’auréole ? Je n’ai déjà pas une tête à chapeau…

Mme GARNER :

Pourquoi ce geste, Jérôme ?

SUSKI :

Je ne sais pas. Moi-même je ne comprends pas très bien ce qui a pu se passer. La honte sans doute. Honte de moi, honte de mon couple, honte de ma vie. J’étais si épuisé de toujours courir en vain…

ALBERT :

N’y avait-il pas une bouée à laquelle tu aurais pu t’accrocher ? Une bouée qui t’aurait aidée à dériver vers une autre existence ?

SUSKI :

Non Albert… Plus rien à quoi me raccrocher. Rien qui puisse effacer ces dix années de honte.

Alors, peut être parce que c’était aussi Noël… j’ai sombré. Trop de solitude  sans doute.

J’ai si froid maintenant…

ALBERT :

Viens là !  ( Il lui tend les bras )

SUSKI :

Je ne te fais plus peur ?

Mme GARNER

Je vous laisse, je vais chercher les autres ! ( Elle sort )

NOIR

Scène 16
Albert et Suski sont seuls en scène. Suski est assis dans le fauteuil. Albert est debout…

SUSKI :

Les autres ? Quels autres ?

ALBERT :

Tous ceux qui se sont sentis plus ou moins impliqués dans ton suicide…

SUSKI :

Comme si nous étions responsables les uns des autres ! ( Il se lève et se sert à boire )

ALBERT :

Un peu quand même…

SUSKI :

Pourquoi aurai-je dû survivre plus longtemps ?

ALBERT :

Pour ceux qui restaient là…

SUSKI :

Non ! Il me fallait  y aller… Mon heure était venue ! ( Il boit son verre  et retourne s’asseoir )

Et puis, on est tous là pour en finir. C’est la règle du jeu, n’est-ce pas ?

ALBERT :

Suski, la mort n’est pas un jeu.

SUSKI :

Tu sais Albert, chacun voit venir de loin sa propre déchéance. Pour ma part, le début de la fin avait commencé il y a bien longtemps.

Oui , il y a bien que je côtoyais mon denier jour. Alors ?

ALBERT :

Tu n’exagères pas un peu ?

SUSKI :

Pas du tout. C’était juste après ce fameux jour où tu me l’as présentée… Le plus beau jour de mon existence. ( il s’approche d’Albert )

Et crois-moi, je m’en souviens encore comme si c’était hier ( Songeur ) Elle était assise là, à la terrasse ; tu étais à ses côtés. Je me suis approché et tu m’as dit :  » Suski, je t’ai souvent parlée de Mode ! »  .

Et dés ce premier instant je fus subjugué…

Depuis je n’ai vécu que dans l’espoir d’un jour encore plus beau.

ALBERT :

Et alors ?

SUSKI :

Une interminable attente. ( Il s’assoit ) La vie depuis n’aura eu de cesse de tout laminer, user, ratatiner. La belle princesse s’est lentement travestie en vilaine sorcière…Ou bien était-ce le contraire ! La vilaine sorcière avait mis son costume de princesse le jour où…( il se prend la tête dans les mains )

Ce jour là, j’avais sans doute fait le mauvais choix. Mais je me sentais si grand avec elle contre mon cœur.

J’ai toujours su que cette erreur de jeunesse me serait fatale… Tôt ou tard.

ALBERT :

Une erreur de jeunesse ? ? ?

( Mode apparaît à la porte )

SUSKI :

Oui ! Elle aura mis ma vie et mon cœur sans dessus dessous. C’est bien la plus belle erreur que j’ai faite dans ma vie

MODE :

Je dois prendre cela comme un compliment ?

SUSKI :

( Il se lève. Agressif )  Tiens ! te voilà toi…

MODE :

La plus belle erreur de ta vie en personne.

SUSKI :

Et pourtant, des erreurs, j’en ai fait quelques-unes unes…

MODE :

Madame Garner aurait pu se fendre d’un deuxième petit miracle… en te rendant un peu plus aimable.

SUSKI :

Si tu crois que c’est pour toi que je suis revenu.

MODE :

Pour qui donc serais-tu là alors ?

SUSKI :

Pour personne en particulier.

MODE :

Dommage ! Dommage pour les camarades qui ont fait le déplacement et qui  piaffent d’impatience à l’idée de voir…le ressuscité.

SUSKI :

Il n’y a qu’une seule personne que je veux revoir avant de repartir. C’est Mado…

MODE :

Hélas pour toi, c’est la seule qui manque à l’appel. Elle est partie…

SUSKI :

Et bien je ne verrai personne d’autre !

ALBERT :

Suski, il te faut les recevoir. Tous. Ils sont venus pour toi… Ce sont tes amis ; Ils sont là avec leur douleur, leur doute aussi et leur part de culpabilité.

SUSKI :

Qu’est ce que tu veux que je leur raconte ? Ils sont juste venus pour pleurer sur leurs propres angoisses…

ALBERT :

Tu es injuste, Suski.  Ce sont tous des hommes et des femmes à qui tu as donné un sens… ils t’ont aimé et admiré, tu sais.

SUSKI :

Et Mado ? Pourquoi n’est-elle pas venue ?

ALBERT :

Elle est venue aussi… mais elle est repartie.

SUSKI :

Et toi ?

ALBERT :

Moi… C’est encore autre chose. J’ai été… happé par ce drame… l’urgence de la situation électrique m’a pris à l’improviste…

MODE:

L’urgence de la situation électrique m’a pris à l’improviste…magnifique!  Albert.

Mais ce n’est là qu’une interprétation très littéraire d’un…instant d’égarement…un résumé pudique d’une situation un peu plus embarrassante.

N’est-ce pas Albert ? Parce que moi ce n’est pas l’urgence de la situation électrique qui m’a…

ALBERT :

Je vais nous faire un café, tout le monde en prendra ? ( Albert quitte la pièce )

MODE :

C’est ça ! Vas-t’en ! Fuis, Albert. ( L’accompagnant dans sa fuite ) Fuis… comme d’habitude.

( A Suski )

Comment est ce possible Suski que tu sois vraiment là ?

SUSKI :

Ne t’inquiètes pas ! Cette fois c’est mon dernier tour de manège, semble-t-il.

NOIR

Scène 18
SUSKI :

Tu veux savoir pourquoi  je t’ai quittée… je vais te le dire, Mode.

ALBERT:

Je pose les cafés et le je m’en vais ! Je suis de trop…

SUSKI:

Restes !

MODE :

Tu voulais juste baiser à couilles rabattues… Rattraper sexuellement le temps perdu !

SUSKI :

Non ! Non ! Non ! ça t’arrangerait bien mais ce serait trop simple…

MODE:

C’est vrai que monsieur est un cérébral !

SUSKI:

La vérité c’est que je t’ai quittée parce que j’étais épuisé de t’avoir autant aimer…

MODE :

Foutaise !

SUSKI :

Maintenant tu peux bien penser ce que tu veux ! Je m’en contrefous !

( il s’échappe dans la lecture du journal )

MODE :

(  A Albert )  Epuiser de m’avoir tant aimer…T’entends ça, toi ?

ALBERT:

Oui. Qu’est-ce qui te dérange ?

MODE :

Expliques donc un peu la géographie du cœur à ton ami ! Il a tendance à le mettre un peu trop prés du cortex.

ALBERT :

Que veux -tu ? C’est ainsi. Certains sont fatigués de trop de sentiments, d’autre de trop de galipettes. Il arrive toujours un moment ou il faut trouver le juste équilibre.

MODE :

Albert, j’espère que tu ne penses pas ce que tu dis. Pas toi…

SUSKI :

Mode… Je ne crois pas que tu trouveras personne de mieux placer que moi pour te dire à quel point la vie est courte. A quel point la mort peu rendre toute chose dérisoire ! Au bout du compte tu vois, je n’ai amené dans les valises de mes souvenirs que le bonheur de cette dernière année auprès de Mado…et aussi un phantasme qui m’aura hanté dix ans durant…

MODE :

( Soudain penaude ) Oui…

SUSKI :

Tu ne pourras jamais imaginer ce que c’est que de se coucher chaque soir auprès de celle que l’on aime et de s’endormir seule avec pour compagnie la même chimère amoureuse.

MODE :

Je vois d’ici le genre…

SUSKI :

Un rêve bien étrange. Presque inavouable.

MODE :

Et bien je t’écoute.

ALBERT :

Ben oui ! on t’écoute…

SUSKI :

( A Albert )   Durant nos dix ans de mariage je n’ai rêvé qu’une d’une chose : Faire l’amour avec ma femme… qui pourrait imaginer une telle situation ?

MODE :

Ridicule !

ALBERT :

Bouleversant !

SUSKI :

Véridique ! Ode, j’ai rêvé dix ans durant de devenir ton amant.

MODE :

Et que fus-tu d’autre ?

ALBERT :

Un mari… une sorte d’icône qu’on suspend au-dessus du lit conjugal pour rassurer tout un chacun… la famille, les voisins, les amis… soi-même parfois.

MODE :

J’étais ta femme, non ?

SUSKI :

Civilement peut être…

MODE :

Nous faisions l’amour régulièrement.

SUSKI :

Avec ta permission, une fois par mois…je me…

ALBERT :

Pour l’hygiène mentale du camarade…en quelques sortes !

SUSKI :

En quelques sortes !

MODE :

Je te croyais au-dessus de tout ça, Suski…

ALBERT :

A la tête du parti ne signifie pas au-dessus des parties…

MODE :

Toi, t’es vraiment qu’un…

ALBERT :

Qu’un homo érectus…et qui érecte encore !

MODE :

Tu me dégoûtes et je te déteste.

ALBERT :

Et moi je t’admire. Pouvoir demeurer ainsi, outre la faiblesse la plus humaine qui soit, le corps éteint, pour le seul profit de… de quoi d’ailleurs ?

SUSKI :

Au profit de rien du tout, Albert. Parce que si tu veux savoir, le corps, à force de jeûner, finit même par oublier jusqu’à l’idée d’aimer… On perd doucement tout appétit. On s’absente jusqu’à rompre avec sa propre identité. Un jour on ne se reconnaît plus et alors on envisage sérieusement de déserter.

Oui, on souhaite vraiment disparaître, pour renier enfin toute cette misère.

ALBERT:

Comme la victime d’une longue maladie…

SUSKI:

Une maladie d’amour.

MODE :

D’amour ! Allons bon… les grands mots sont de retour. C’est vrai que c’est beaucoup plus romantique de parler d’amour alors qu’en fait, on ne pense qu’à baiser. Car c’est bien cela votre objectif final. Nous baiser, à nous autres, pauvres faibles femmes.

SUSKI :

Non…

ALBERT :

Pas seulement…

SUSKI :

C’est aimer que nous voulons…

MODE :

Et bien tu m’as aimé, de quoi te plains-tu ?

SUSKI :

D’un certain manque de réciprocité.

MODE :

Je t’ai aimé comme j’ai pu, et du mieux que j’ai pu.

SUSKI :

Alors tu m’as mal aimé.

ALBERT :

Peut être que Mode n’a pas beaucoup de disposition pour la chose.

Et comme elle se sait assez peu douée dans ce domaine, elle évite…

SUSKI :

Peu doué ! C’est un doux euphémisme.

ALBERT :

En fait, je crois que l’amour, c’est comme la course à pied… On n’est pas à égalité sur la ligne de départ. Certains ont plus de dispositions que d’autres. Par exemple, moi, même avec un entraînement quotidien, je ne deviendrais pas pour autant Karl Lewis… et réciproquement Karl Lewis…

SUSKI :

Il y a qu’en même un juste milieu entre Karl Lewis et la paraplégie.

MODE :

T’inquiètes, Suski ! Ton ami Albert sait parfaitement à quoi s’en tenir  quant à ma paraplégie!

SUSKI :

Qu’est ce que tu veux dire par-là ?

MODE :

Je veux juste dire qu’Albert a une façon bien à lui de faire courir le100m aux paraplégiques de l’amour !

Ce n’est pas lève toi et marche, c’est couche toi et… et pour tout te dire, ça marche parfaitement  bien !

SUSKI:

C’est quoi cette histoire de paraplégiques …

ALBERT :

( à Suski ) J’ai essayé de te le dire, Suski…

SUSKI :

Tu m’as dit que tu avais fait courir le 100m à ma femme ?

ALBERT :

Je t’ai dis que je m’en voulais d’avoir abusé de la situation et par la même… Mais tu ne m’as pas laissé finir… Tu ne m’écoutais pas.

MODE :

Alors que pour une fois, tu vois Suski, j’ai failli prendre goût au chose du sport…

ALBERT :

N’en rajoute pas trop ! Tu vas gâcher ton effet.

MODE :

Toi, t’es vraiment qu’un salaud…

ALBERT

Tu sais Suski, c’était juste un concours de circonstances… elle était si triste, et tu étais si mort.

SUSKI :

Alors si elle était si triste et si j’étais si mort…

ALBERT :

J’étais là, et elle était seule, désemparée. En fait, je pensais n’être rien de plus qu’une épaule sur laquelle on laisse s’épancher toutes les larmes d’un chagrin trop lourd… C’est ainsi que j’ai imaginé la chose. Je dirais presque que ce fût un rapport de courtoisie… J’étais comme une bouée de survie.

MODE :

Tu parles ! C’est plutôt moi qui jouais le rôle du gilet de sauvetage… celui qu’on enfile prestement pour flotter sur les eaux de la dépravation sexuelle. ( à Albert ) Parce que pour me faire ce que tu m’as fait faut être complètement dépravé, Albert…

ALBERT:

Bah !

MODE:

Mais en contre partie, bien sûr, quel souvenir pour un collectionneur de femme, que dis-je ? De chair faible, de sexe faible… quel souvenir que de s’envoyer une veuve sur le lit ou repose encore le défunt mari.

SUSKI :

Tu n’as pas fait ça  ? ( A Albert qui confirme ) Et bien, je comprends mieux  pourquoi je me suis réveillé avec des douleurs partout.

Néanmoins, j’aurais voulu être là !

ALBERT :

C’est vrai ? Sincèrement ?

SUSKI :

Vrai de vrai…

MODE :

Goujat…

SUSKI :

Albert, saches que je ne t’en veux pas. Tu as toujours était si vulnérable sur le le plan affectif…

ALBERT :

Ce fut juste un petit intermède ;  un petit coup à la sauvette.

SUSKI :

Je sais… je sais. Avec elle ça n’est jamais autrement.

MODE :

Je ne vous dérange pas trop…

SUSKI :

Mode, je ne veux pas me chamailler avec toi. Pas aujourd’hui… Bientôt je vais repartir, je le dois. Mais avant,  je veux te rassurer au moins sur un point : je veux que tu saches que je ne me suis pas suicidé à cause de toi. Tu peux aller en paix… Même s’il est vrai qu’il y a un an, j’avais déjà failli le faire ce geste insensé, alors, à cause de toi ou plutôt à cause de nous. Parce que, que tu le veuilles ou non,  je t’ai aimée au point de me laisser mourir… Mais, heureusement,  au moment même où je désespérais de tout, je l’ai retrouvée… à Mado.

MODE :

Cette  petite salope…

SUSKI :

Une femme qui m’a aimé d’amour… C’est dans ces bras que j’ai ressuscité. Elle m’a donné à vivre une magnifique année de sursis…

Quand j’ai su qu’elle attendait un enfant de moi, je t’ai alors quittée et je suis revenu, ici… C’est pour elle que j’ai voulu tout recommencer à zéro.

MODE :

Nous aussi nous aurions pu recommencer à zéro, si tu m’en avais parlé !

SUSKI :

Allons Mode… un peu d’orgueil s’il te plaît. Tu n’as jamais eu besoin de moi pour tracer ton chemin.

Soit ! Notre histoire s’est achevée un peu brutalement, mais nous deux, c’était bel et bien fini depuis longtemps.

MODE :

On aurait pu… ( elle s’effondre en larmes )

SUSKI :

( Sévère ) Arrête s’il te plait. Arrête ton cinéma. Pendant dix ans, tu as eu les clés de toute ma vie… tu m’as habité la tête, jour et nuit. Pendant dix ans tu as eu réellement le pouvoir de construire un bonheur durable. Rien n’est venu.  Alors après toutes ces années de cohabitation stérile, je crois que nous deux nous étions largement en fin de bail…et que j’avais bien le droit de vivre un peu pour moi, non ?

MODE :

Salaud ! ( Elle sort précipitamment ) Vivement qu’on te foute dans le trou !

SUSKI :

Rassures-toi, ça ne saurait tarder !  ( SILENCE )

ALBERT :

Pas toujours facile d’entendre ses quatre vérités…

SUSKI :

J’y suis allé un peu fort ?

ALBERT :

Un peu… Elle n’a surtout pas l’habitude.

SUSKI :

Il me semble que cette mise au point était nécessaire… et puis, le contrat c’est bien ça ? Je suis revenu

Pour libérer toutes les consciences du poids des doutes..

ALBERT :

Et bien là, elle est repartit avec quelques certitudes.

SUSKI :

Alors au suivant.

ALBERT :

Au suivant ? Au suivant ? Mais au fait qu’est ce qu’ils font les suivants ?

SUSKI :

Va me les chercher s’il te plaît, je voudrais en finir avec toutes ces histoires…

ALBERT :

Tu restes là !

SUSKI :

Ou veux-tu que j’aille en pyjama ?

ALBERT :

J’y vais… Ils ne sont pas loin… juste à prendre un café en bas, sans doute.

SUSKI :

Et Mado…

ALBERT :

Je ne sais pas où elle est partie.

SUSKI :

Retrouve-la, si tu peux… Je voudrais lui dire…

ALBERT :

Je vais essayer Suski…promis !

NOIR

Scène 17
MODE et SUSKI sont seuls en scène. Suski tourne le dos à Mode.

MODE :

Pourquoi es-tu parti Suski ? Pourquoi es-tu parti sans rien me dire ?

SUSKI :

Pourquoi suis-je parti ? C’était mon heure sans doute.

MODE :

( Elle s’approche de lui ) Je ne te demande pas pourquoi tu t’es suicidé… je veux juste savoir pourquoi tu m’as quittée ?

Qu’est ce qu’elle a donc de plus que moi ?

SUSKI :

Comme je te reconnais bien là… Voilà donc tout ce qui te tracasse !

Comment le minable petit syndicaliste trouvé dans le ruisseau que j’étais a-t-il pu quitter la femme que tu es ?

MODE :

Suski, tu t’accordes plus de mépris que je n’en ai jamais eu à ton égard.

SUSKI :

Tu crois ça ?

Et quand donc aurais-tu eu le moindre égard en vers moi ? Quand ?

En dix ans de vie commune as-tu seulement une fois imaginer que je pouvais être quelqu’un d’autre que Suski le rouge ? Ta gentille marionnette… As-tu, une fois au moins, pensé à moi comme à un l’homme de chair et d’os ?

As-tu seulement vu qu’il y avait un homme qui sommeillait en ton mari ? Non… Jamais.

Avec Mado, je me suis juste accordé un peu d’amour, c’est tout. C’est aussi simple que ça : Une banale, mais authentique histoire d’amour…

MODE :

Mais on ne quitte pas les gens comme ça, pour une amourette ! Suski… la vie n’est pas un roman !

SUSKI :

Qu’est ce que ça veut dire ?

MODE :

Tout simplement qu’on ne saurait vivre d’amour et d’eau fraîche.

SUSKI :

Mais, on peut mourir d’un manque d’amour, comme du manque d’eau fraîche. Le sais-tu seulement ? Comme notre corps est essentiellement composé d’eau, je crois que notre cœur est quant à lui essentiellement rempli d’amour… Il faut l’irriguer en permanence.

Que l’un ou l’autre viennent à manquer et nous mourrons !

MODE :

T’es vraiment qu’un sinistre rêveur.

SUSKI :

Je n’aurai jamais dû être autre chose.

Mes rêves suffisaient à mon bonheur, tu sais… et au bout du compte, un seul d’entre eux  valait sans doute bien davantage que toutes tes utopies, et  ils avaient le mérite de ne faire du tort à personne…

MODE :

Un dramatique rêveur !

SUSKI :

Un rêveur amoureux avant tout… Deux termes qui t’échappent complètement.

MODE :

Mais, mon pauvre ami, combien de fois te l’ai-je dis ? L’amour n’existe pas.

SUSKI :

Je sais…je sais : ce n’est que la somme de nos névroses et de nos manques que l’on essaie d’oublier dans un ridicule attachement affectif. C’est un trou noir…etc etc…

MODE :

Une absence dans notre existence que l’on comble grossièrement par la présence passagère d’un autre tout aussi  névrosé. Rien de plus

SUSKI :

Quelle tristesse !

MODE :

C’est tout ce qu’on a trouvé de mieux pour oublier nos faiblesses.

SUSKI :

Comment peux-tu être aussi froide ?

MODE:

C’est la température qui convient à la raison.

SUSKI:

Tu as le cœur comme un igloo !

MODE :

Tu m’agaces Suski ! Tu m’agaces et tu m’emmerdes. N’oublie jamais que c’est moi qui aie fait de toi ce que tu fus.

SUSKI :

J’en ai eu tellement honte qu’un malheureux soir, tu vois, zou !!! Plus de Suski.

Plus d’abonné au numéro que vous demandez… juste un fantôme qui aurait encore quelque peu le mal de l’air.

MODE :

Vas-tu m’accuser d’être responsable de ton… suicide ?

SUSKI :

Tu n’es responsable que d’une chose, avoir vécu à mes côtés sans m’aimer.

MODE :

J’ai toujours refusé de perdre mon temps en futilités.

Aimer un tant soit peu s’est déjà s’endormir. C’est cela l’amour, oui ! de la somnolence…

SUSKI :

Ceux qui n’aiment personne, s’aime toujours de trop… Oh ! mon miroir…

MODE :

Je ne m’aime pas… Non ! Pas besoin… Pas le temps non plus !

Et puis, cela aurait fait double emploi ! Tu étais là pour ça, non ?

SUSKI :

Je te trouve effrayante.

MODE :

Tu me hais donc tant que ça ?

SUSKI :

C’est moi que je hais… ce que j’étais devenu pour toi.

MODE :

Et qu’étais-tu donc devenu ?

SUSKI :

Un amoureux déçu…

MODE :

J’allais quand même pas passer ma vie, comme l’autre, les fesses en l’air, à attendre que tu te lasses de moi.

Il me semble que nous avions mieux à faire, non ?

SUSKI:

Ah ! oui…

MODE:

L’idéologie que nous avons défendue méritait toute notre énergie.

SUSKI:

Une vie à souffler sur les ailes d’un moulin à utopies !

MODE:

Nous avions le pouvoir…

SUSKI :

Crois-tu que le communisme s’en serait porté beaucoup plus mal si nous lui avions pris un peu de temps

pour nous aimer davantage ?

MODE :

Tu es vraiment comme tous les autres… Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton…

ALBERT :

( Revenant avec le café ) Que le bout de son nez.

MODE :

Revoilà justement l’expert en la matière…

NOIR

Nouvelle
Ainsi ma vie commenca le jour de ma mort
Ainsi ma vie commença le jour de ma mort !

Etrange destinée donc que celle d’un type qui s’est fait  malencontreusement assassiné. 

 

Un crime en passant, comme ça.   

Sans conscience. Sans préméditation, même.

Un crime de désœuvré ? Sans doute.

Travail d’amateur, au sens le plus péjoratif du terme, ouvrage de gougnafier…  

Sans vergogne…

Crapule.

 

Toujours est-il que le résultat n’était pas beau à voir !

Je finissais mon existence la tête éclatée… fissurée de partout, Ensanglantée.

Une vieille tomate en septembre… Avec une oreille en chou-fleur et le nez comme un topinambour. L’œuvre d’un maraicher en quelques sortes.

 

A l’orée du coma, je me suis alors senti comme soustrait de la réalité…

Léger vague à l’âme !  

Ame dans le vague.  

 

Aurai-je dû être plus méfiant ? Me reprochai-je !

 

Mais pourquoi l’aurais-je été ?

Je n’ai jamais eu d’ennemi.

Je vous l’ai dit, je suis juste un type.

Un type comme d’autre type. Ni mieux, ni moins bien… Aussi anonyme qu’inoffensif…

 

Tout ça pour dire que cette nuit-là, je n’avais pas de raison de me faire agresser !

Je ne faisais de tort à personne.

Et en la circonstance je n’étais moi-même personne… Personne d’important.… Je n’existais pas plus qu’un ténia au milieu du ventre mou de l’humanité. Un protozoaire inutile dans la chaine animal. Un intrus dans la théorie de l’évolution.

Sans doute me diagnostiquerez-vous une légère dévalorisation du moi conscient. Voir même une authentique mésestime doublée d’un incurable manque de confiance.

Peut-être.

Je ne sais pas ce qu’il faut penser de ces choses-là. C’est toujours un peu compliqué le dedans d’une vie ! Surtout vu de l’extérieur.

On présume, on suppose, on suppute même… mais c’est rien que du vent.

 

Pour autant, que les choses soient claires : cela ne me désole aucunement d’avoir l’égo un peu ramollo. En retrait de nulle part, je me sens à ma juste place. C’est ainsi !

Incognito, ça me va !

Je suis un contemplatif. Toujours un peu à l’écart.

Mon camp de base est à l’orée de la vraie vie, dans les limbes de l’inexistentiel.

 

En fait je suis, ou j’étais, un homme sans histoire, pas de passé, peu d’avenir, à peine un présent.

 

Une ombre même pas chinoise.

Une ombre sortit pour pisser par une nuit froide du mois de Mars sur un trottoir. Une ombre qui ne savait pas que la mort l’attendait au tournant.

 

Je vous l’ai dit : Pas méfiant…

Pas l’habitude…

Je me répète… Peut-être pour m’en convaincre.

Je n’ai jamais eu d’ennemi !

Un gars anonyme… ni mieux, ni… enfin quoi, un type…

 

Dès lors, ce final brutal ne me ressemblait pas.

Trop de bruit, trop de fureur, trop de sang…   

 

Etendu là dans un caniveau nauséabond, par une nuit sans lune, l’esprit déjà partiellement anéanti, je ruminais cette injustice.

 

Mais tout cela, ici et maintenant, était ridicule.  J’étais ridicule…

Je divaguais. Me dispersais.

Alors revenons aux faits…Juste les faits !  Tenir le cap… Maintenir mon attention !

 

J’étais donc sorti sur ce trottoir pour pisser, tranquille, serein, sans savoir que déjà plus rien ne pouvait empêcher ce cynique  assassinat. Chez les inconditionnels du bénitier on appelle ça le destin… Disons seulement que je me trouvais effectivement au mauvais endroit et au mauvais moment. Voilà tout ! Pas de quoi en faire un ragoût !

Cela eut pu en être un autre.

Affaire de circonstances !

Si je n’avais pas souffert de cette claustrophobie urinaire qui fait que je n’aime rien autant que de pouvoir pisser au grand air, à ma guise et sans contrainte périphérique, je serai sans doute encore avec Dédo et consort à deviser sur la vertu des moines et le vice des novices. Sûr !

Mais, et c’est ce « mais » qui m’aura gâché la vie, je suis sorti…

   

Bref, je m’apprêtais à pisser quand, de la pénombre, jaillit une étrange bestiole que je pris tout d’abord pour une espèce de gros chien. Genre pit-bull… mais avec des bras.

Dans mon cerveau, conséquence immédiate de mon surdosage éthylique, ça s’embrouille un peu… Faut faire la mise au point et la part des choses : Chien, bras… ça ne va pas ensemble que je me dis ! Pourtant je l’avais bien en face de moi cette compression de farfadet canin avec son pif en forme de truffe et ses oreilles taillées en pointe… Il était là, debout sur ses pattes arrière à s’agiter comme un rappeur en colère.

 

Etais-je en pleine crise fantasmagorique ?

 

Je choisis plutôt de croire à une sale blague… Un tour de con quoi ! Les copains…

Pas toujours malin, les copains !

Ils pourront se vanter de m’avoir filé une sacrée trouille, pensé-je.

 

Je pris le parti d’en rire… Mais je dois avouer que ce fut un rire inquiet qui, dans le silence de la nuit, résonna un peu trop fort, un peu trop faux. Un rire qui, somme toute, avait surtout pour objectif de me rassurer.

Pas vraiment convainquant, d’autant qu’en face, l’autre, le trôle, il ne rigolait pas du tout… mais pas du tout, du tout.

L’anecdotique malentendu n’allait pas s’achever aussi simplement. Pour tout dire, je sentais déjà poindre en lui une sorte d’inextricable envie de meurtre.

Je sentais, au sens propre du verbe sentir, dans son acceptation olfactive car l’instant, ostensiblement, puait la mort !

 

Je vivais ici une situation qui en règle générale n’existe que dans les cauchemars….

Avec l’odeur en sus. Odeur qui m’obligeait à croire en l’authenticité de cette histoire, car c’est un fait, les rêves sont sans parfum ! Par-delà nos chimères, les fleurs ne sentent pas les fleurs. Le Ricard ne sent pas l’anis… l’anus ne sent pas… etc… J’avais travaillé la question avec un psy… Parce qu’une nuit, j’avais traversé à la nage tout un camembert pour échapper à une ignoble ribaude qui me poursuivait avec sa sale marmaille dont elle voulait me faire assumer la paternité. Au-delà de l’improbable vraisemblance du sujet, bien que je fusse dans le fromage jusqu’au cou, ça ne sentait alors pas le fromage.

Cette anosmie m’avait alors turlupinait bien davantage que le harcèlement de l’horrible mégère.

Mon psy avait été formel : le subconscient est dépourvu de sens olfactif. 

Or, ici, mon incarnation puait authentiquement la charogne. Une odeur putride qui m’avait envahi les naseaux pour ne plus les quitter.

Donc la réalité, c’est que j’étais bien dans la réalité et non pas dans une de mes pérégrinations hallucinatoires ! 

 

Néanmoins, j’étais incapable de reconnaître mon agresseur potentiel !

Un homme, dirai-je, pour ne vexer personne… mais un hommidé encore jamais vu ! Pas même dans les films d’épouvante ! Un spécimen que n’aurait même pas osé inventer un Stephen King…

C’est peut-être que l’imaginaire est souvent en de ça du pire.

 

On aurait dit un dessin d’enfant, tellement il était vilain !  

Dessin d’enfant ?!?

Et s’il ne s’agissait que d’un gosse. Un gosse tout tordu, un gamin au contour hystérique… une caricature vivante, un Picasso ? 

Pourquoi pas ? Hein !

Un môme pas beau du tout ! Avec une allure de meurtrissure, de vomissure du monde… Une bavure d’amour qui aurait oublié de finir dans de sales draps, une raclure de bidet… Ou alors un enfant sans enfance, peut-être même sans mère. Une erreur médicale. Le désastreux échec d’une contraception expérimentale… La juste rançon d’une interruption de grossesse inaboutie… La part du diable !

Une froide angoisse m’a alors paralysé. Cinq litres de sang de navet circulaient péniblement dans mes veines et artères.

 

Lui, il me toisait toujours gravement.

  

Je voulais mettre fin à ce mauvais délire, mais pour ce faire je devais ici et maintenant répondre à cette question : S’il ne s’agissait pas d’un gosse biscornu, que me restait-il d’autre comme alternative ?

Que me restait-il de petit, de laid, d’immonde ?  

Quelle créature, terrestre si possible, pouvait se targuer d’autant de supplice à porter ?

Un nain tchernobylien ?

Terrible victime du tonnerre nucléaire qui s’abattit sur ce déjà sale coin du globe…Un petit nain, râblai, défait, rejeté. Un banni, un oublié, une gueule cassée. Un individu collatéral. Le fruit défendu d’un carnage infernal. Why not !

 

Donc, il aurait été planqué là, le nain, derrière les poubelles. Invisible. Planqué ou plus tragiquement, installé ici. Maison improvisée : trois cartons, deux journaux, le mobil home du miséreux… Et alors que j’allai vidanger cette vessie trop modeste pour un buveur de ma trempe, le voilà, tout de go, tout debout qui s’égosille, virevoltes et hurlements, un flingue en pogne, prenant soin de me maintenir dans sa trajectoire.

Je n’entendais évidemment rien à son charabia. Pire que du turc !

M’a quand même pas fallu dix ans pour réagir…

Haut-les cœurs, haut-les-mains. Pas courageux…Non ! Encore moins téméraire… à quoi bon ?

Je l’ai déjà dit : Comme les autres… Ni mieux !

Il a continué à me pointer avec son doigt métallique, en grognant comme un ours des Carpates en rut…

Je n’avais plus qu’une envie : Lui faire plaisir. Tout ce qu’il veut : voilà ce que je me suis dit. Même l’inavouable. Tout pour éviter de crever là, comme un con, dégommé par cette moitié de type.

Et surtout, surtout ne pas jouer au héros !

 

S’excite, s’agite… me vise… les yeux glauques, révulsés.

Puis son regard vire à l’inquiétude, me quitte, s’absente.

Panique passagère !

J’avais en face de moi un poulpe qu’on aurait sorti de l’eau, à la fois pas content et impuissant. Comme si d’un seul coup, la situation s’était inversée, comme si désormais, c’était moi qui le terrorisais ? Etrange sensation.

Silence.

Juste ces yeux noirs.

Regard obscur, creux, vide de tout sentiment.

Voilà donc comment c’est des yeux d’assassin, me dis-je ! Mi-clos, avec juste la mort qui filtre. A vous chercher cet angle, cosinus, racine carré et TVA comprise, cette trajectoire qui vous emportera d’un coup la moitié des viscères et vous transformera le reste de la tripaille en méchoui berbère.

Pas fier.

 

Qu’est-ce que je n’aurai pas donné alors pour être dans les bras de Lola-Béa ? Pour que cesse ce cauchemar !

  

Mais devant moi il y a toujours ce flingue qui m’ajuste… Et juste derrière le flingue, ce dingue qui m’explore tout entier, de la tête au pied… De haut en bas…

Il s’exaspère.

Maintenant, il me dévisage, mais pas le visage…

Ce taré des Tartares me les vise. Il a l’œil gauche fermé et le droit qui semble s’exorbiter sur ma pauvre bite. Mea culpa, elle était restée là, pensive, par-delà ma braguette ouverte ! Je n’avais en effet pas eu le temps de rentrer ce sexe tout aussi épouvanté que moi-même.

La précipitation.

Le bref appendice, flétri de trouille, pendouillait là, insolemment.

Et l’autre, de me le lorgner.

Que faire ?

Rien… Pas bouger, me suis-je ordonné !

Attendre encore que la tension s’estompe. La tension nerveuse, ça va de soit… car pour le reste je suis alors en de ça de la néantitude la plus infinie… Rabougri comme un petit gris dans sa coquille.

L’autre, lui n’en démord pas. Il éructe. Et le voilà qui recommence à s’énerver avec son flingue pointer sur mon pendule ridicule.

Que lui ai-je fait de si épouvantable pour mériter de me faire refroidir comme ça, en pleine rue ?

Je me la suis posée la question, bien sûr ! Plutôt dix fois qu’une, et en une demie secondes. Réponse : Pas grand- chose, et certainement pas de quoi me faire transformer la tête en fromage blanc, la cervelle en faisselle.

Juste sorti pisser !

Rien de plus !

S’est-il senti outragé par mon attitude ? Outré par la bravade inconsciente de ce méprisant bout de chair.

Pourtant, je le jure, mon… ma… enfin quoi, elle n’a jamais tué personne, ma bite… du moins jamais tué vraiment ! Au mieux parfois la petite mort chère aux poètes… Infimes ruptures des anévrismes liés à nos imprévisibles cataclysmes orgasmiques : Mort doucereuse et momentanée… Et encore, je l’ai dit, seulement parfois…Dans tous les cas, rien à voir donc avec celle-là, éternelle, qui me pend assurément au bout du nez.

Pourtant dans ce scénario dramato érotico coco, quelque chose ne tenait pas debout. Ce type sorti tout droit des enfers ou du diable vauvert, ce type, ce pou, ce cotylédon en avait vu d’autre ! Ce n’était pas mon petit chose dépité qui avait pu l’effrayer !

C’était que dalle, ça ! Même pas une virgule au milieu de sa vie de merde !

Sûr !

Alors quoi ?

 

Malgré la mauvaise tournure que semblait prendre mon existence, je voulais trouver encore la lucidité nécessaire à une analyse de la  situation. Hélas ! Parfois, quand la solution au problème vous échappe, tout s’emballe… le cheval-vapeur du cérébral ne répond plus, et c’est fou alors ce qui peut passer et repasser comme idées incongrues dans une cervelle qui disjoncte. La raison vacille, titube, en un mot, c’est le bordel… Pourtant, j’en étais convaincu, de ma conclusion viendrait l’issue de secours… Ma survie, sans doute !

Il fallait donc faire vite.

Alors, revoir la scène. Toute.

Travelling arrière, depuis le début. En accéléré. Revenir au point TPC… quand Tout Part en Couille.

Avant de capituler, je récapitule.

Il était dans sa maison de carton… tapi, caché. J’arrive, titubant, flageolant. Je me débraguette… je vais marquer mon territoire… Lui, forcément surpris. Gesticule un peu afin d’attirer mon attention, et reporter mon intention. Sans effet. J’ai tout sorti, je m’apprête. Il s’offusque. Regard de mollusque. Il s’effraie. Son sang ne fait qu’un tour… Pirouette-cacahouète… il saute sur ses petites jambes de nain et dégaine. Ultime recours, me voilà pattes en l’air, bite à l’air… ( Et pas l’inverse ! )

 

On en est là.

 

Je suis dans sa ligne de mire, sous sa menace, et il me baragouine encore un ordre auquel je ne comprends rien… et, je le sais, le devine et m’en convainc, tout cela est tout à fait dramatique car si je ne trouve pas le pourquoi du comment de cette méprise il va finir par m’en poser une entre les deux. Alors, avec une volonté dépassant l’entendement, avec une foi de premier communiant, je le cherche ce pourquoi du comment… Dans le labyrinthe de ma logique, je traque le moindre indice… En vain.

Sans doute à cause des trop nombreux rhums, aussi vieux que bruns, précédemment engloutis, je tourne en rond dans mes réflexions, je titube et me prend les pieds dans le paillasson de la raison… je m’embrouille.

 

Bref, malgré l’urgence de la situation, mes neurones m’échappèrent et n’en firent qu’à leur tête, se foutant bien du sort de la mienne. Alors que j’aurais voulu qu’ils restassent concentrés sur l’ordre du jour, tous et chacun s’autorisèrent à résoudre une énigme qui n’était pas du tout la priorité du moment.

A l’instant même où je me demandais : Pourquoi ? Et surtout pourquoi moi ? Eux cherchaient à savoir : Mais d’où qu’il vient, ce nain ? D’où qu’il vient ?

Et ça y allait dans mon cerveau de veau, ça synapsait comme jamais. La vapeur devait m’en sortir par les oreilles.

Et que ça fouillait dans tous les recoins une idée qui pourrait faire l’affaire, un truc, même incohérent, une proposition qui tiendrait au moins jusqu’à demain. Les neurones, ils sont comme ça, il faut qu’ils trouvent quelque chose…Après, ils délèguent.

J’entendis alors, brouillonne, une chorale de petites voix fluettes qui émirent cette supposition : Et si c’était un hun ?

C’en était trop ! Ils m’agaçaient.

Un hun ? Un hun en modèle réduit alors…Un lointain cousin germain du hun ! Les rembarrai-je intérieurement. Vous n’avez donc aucune image virtuelle à laquelle vous référer quant à ce que fut ce boucher, cet ogre d’Attila ?

Chahut dans la boite crânienne.

Du fond de la classe j’entendis mes cellules de matière grisée qui balançaient à celles qui n’étaient que grises « Un hun de Troyes. » 

Tohu-bohu, tournez-manège et roulez jeunesse.

Demain, sûr, j’arrête de boire ! 

Je ne contrôlais plus rien. Et au moment où j’allais abandonner tout velléité de retour à un ordre établi en ma triste cervelle, un consensus surgit de cette agitation aussi incontrôlable qu’anarchique et aboutit à la conclusion que ce devait être au moins un spécimen de l’Est… tout simplement.

Question d’intonation. Pas forcément de Tchernobyl… je déconnai quand j’ai dit ça ! Mais un réfugié sans refuge, c’est sûr ! Ses hardes en loque, son regard hagard, ses gestes embrouillés, ce discours de sourd… il y avait là encore, quelque part, la fatigue du voyage ! Et quel voyage… Pas le Transsibérien, Champagne, caviar, vodka ! Da ! Da !

Non ! Ces derniers temps, c’était surtout par camions citerne qu’ils faisaient le trajet, mes néo-huns… En apnée pour ne pas se faire brûler les poumons par les gaz toxiques en suspension. C’est qu’ils étaient prêts à tout pour venir chez nous, même à ne jamais arriver !

Nous, nous aurions préféré qu’ils viennent à pied, comme d’antan, ou à cheval… Sur un beau canasson à la Bartabas, ça aurait eu plus d’allure, pour sûr ! Mais que voulez-vous, notre époque n’a plus le talent suffisant pour composer de ces aventures-là. Je vous le dis, l’homme est désormais absent de son histoire, de notre Histoire avec un grand H…

« Demain, vous verrez, c’est en pièces détachées qu’ils se feront acheminer ! » M’assurait un garçon boucher, il y a quelques jours encore…Et il affichait en même temps un grand sourire comme s’il y voyait un marché porteur pour ses camions frigorifiques. Je n’ai pas relevé. J’aime pas les cons… mais peut-être qu’il y avait du vrai…

Des sans-abris, des riens sans rien, des victimes éparpillées par une dictature voisine, c’est vrai qu’il y en avait de plus en plus. Je ne pouvais même pas dire le contraire !

 

Alors, le nain, en me voyant faire, moi, absurde et sans gènes, échantillon de notre civilisation pourrie-gâtée, sûr qu’il n’a pas supporté. En un quart de seconde et dix centimètres de molle bistouquette, j’étais devenu le symbole de ce qu’il redoutait le plus: La persécution à l’échelle planétaire. La barbarie qui lui collait au derrière. La merde où qu’il aille.

C’est cette obsession qui l’avait rendu un tantinet soupe au lait… certainement. La haine humaine, partout où qu’il se trouvât, comme une hyène affamée qui l’aurait poursuivi et menacé.

Et c’était d’autant plus rageant que pour oser le faire ce voyage, il avait dû se la rêver notre démocratie et se les utopier nos droits de l’homme… Ici, forcément il serait libre, avait-il pensé. Sans doute avait-il étudié notre histoire, notre économie peut être… pas notre langue !

 

Mais à l’instant présent, là, dans cette putain de rue, sur ce putain de tas d’ordures, que pouvais-je pour lui ?

 

Et puis, attention ! Ce type de type pouvait tout aussi bien n’être rien d’autre qu’un triste analphabète, un ignare du Caucase. Juste un exilé, dos à ses ruines, et qui aurait cédait aux chants de ces passeurs sordides qui exploitent le filon intarissable de la crédulité des miséreux, des merdouilleux, des pauvreux.

De toute façon, quelque soient ses motivations, au nain, il avait dû déchanter bien avant de me croiser. Sûr !

Alors pourquoi s’en prendre à moi ?

Il avait dû en croiser d’autres des imbéciles du cru. Il avait dû y goûter à notre racisme local. Un racisme catholique, presque académique, un racisme normal, banal et dont la seule particularité était d’être hexagonal… mais est-ce que la géométrie a jamais adouci les aigreurs des aigris ?

Il pouvait nous en vouloir, d’accord, mais quand même, ici et maintenant, pourquoi moi ? Voilà bien la seule question qui vaille.

La haine raciale est à la fois universelle et enserrée en autant de frontières qu’il y a de pays, de communautés, d’ethnies… d’êtres humains même…

Mais moi, j’y suis pour rien.

Pour rien du tout.

Il faudrait que je lui dise…

 

En fait, ce n’est pas un méchant, il veut juste que je ramasse mon petit outil et que je déguerpisse de son jardin.

D’accord camarade transgénique… je t’ai compris. Pardon…

Moi ami. Je vais le remballer… Et encore pardon !

Alors que je commence à baisser les bras pour tout ranger, sûr désormais d’être en phase avec mon slave, deux coups de feu claquent dans le petit matin oiseux… Bang ! Bang !

Ça vient de derrière !

Un poulet en excès de zèle ? Rare, mais pourquoi pas ? Avec tous les télé-films américains que l’on nous ressert ! 

Dommage ! J’allais avoir la situation en main.

Mon braqueur voit rouge, il renvoit la mitraille. Bang ! Moi… couché aux abris !

Bang ! Bang ! Et re-Bang ! Le nain décharge au hasard, dans la nuit.

J’entends menacer. C’est l’autre. Pas français non plus…

Du prussien ? Du croate ? Va savoir ! Toujours pas un flic, sûr !

Ces relents verbeux résonnent de rancune. Règlement de compte ancestral. Ça gronde, ça grogne. D’un côté, de l’autre. Et moi comme un con, au milieu.

Et Bang ! Au fond là-bas… un coup…un seul.

Il ajuste, méthodique. La bastos vient mourir dans la gouttière, à cinquante centimètres de ma tête.  

Ça se complique !

Bang ! Encore. Pas loin non plus celle-là.

Le nain esquive… gueule à son tour. C’est la guerre ! Il riposte. Bang ! Bang ! Echange de politesse russo-tchétchène ? ! ? Bang ! Peut-être. Tout se délocalise de nos jours. Ça tire de tous les côtés…

Je me planque encore davantage. Je creuse l’asphalte. Je me cache derrière ma peur.

Bang et Bang ! Deux coups encore… dont un au but, je crois.

J’ai entendu les chairs se déchirer, exploser, les os craquer. Puis, le silence.

La mort qui passe.

J’ouvre les yeux. Le calme est revenu, enfin.

Pirouette-cacahouète, le nain, est là, déquillé. Terrassé.

Pleine tête.

Je vois le trou… tout rond. Tout noir. Fumant.

Et de chaque côté, ces yeux blancs, comme égarés.

La mort les a laissés ouverts. Etonnés.

Silence.

Juste la pluie.

Trois fois rien. Trois gouttes. Mais ici et maintenant, un crépitement assourdissant…

Ça n’a pas durée deux minutes l’histoire, mais j’ai vu toute ma vie passait devant mes yeux.

Comme au cinéma ! Vrai !

Et puis tiens, je me suis pissé dessus…

J’attends.

Je ne sais pas quoi, un signe…un mot. J’attends.

Rien !

Silence. La pluie… puis les pas. Lourds… vers moi.

C’est l’autre… le mercenaire sniper. Un gros balaise sans doute. Le pavé tremble quand il marche.

Je l’entends s’avancer, et s’arrêter à ma hauteur. Je ne veux pas le voir. Surtout ne jamais pouvoir le reconnaître!

Je reste couché, la tête sous les ordures. Faire l’autruche. Pas bouger.

Mais il est là. Je le sais… je le devine… tout prés.

Il tripatouille les sacs poubelles. Et Bang ! Une dernière pour le nain. La médaille posthume en quelque sorte.

 

Il revient vers moi… juste derrière moi… je fais le mort.

Il me fouille les poches. Il n’y a pas grand-chose. Un portefeuille avec un peu de liquide, juste de quoi arroser mes amygdales. Un trousseau de clés : inutile.

Le coup de pied que je prends dans les côtes signe son mécontentement. Deux trois mots doux plus loin, je l’entends armer son flingue. Clic-clac.

Ça sent l’exécution. Pas bon…

Le métal froid sur la tempe.

Claouc !

Le flingue qui s’enraye. 

J’ai le crachoir qui claque… peut pas le maîtriser. On dirait que j’ai avalé une danseuse espagnole.

Ça doit lui plaire à l’ostrogoth. Il rigole… rire gras, vulgaire.

Pendant ce temps, dehors, ça s’agite… le monde veut savoir… il pointe le bout de son nez.

Lui, il ne faut pas qu’il reste là.

Il réfléchit. Je l’entends… en serbe, en croate, en roumain…je n’en sais plus rien ! Il marmonne.

Je crève de peur.

Un type qui en troue un autre avec autant d’obstination, ne va pas laisser de témoin. Certain qu’il n’est pas à un cadavre prés. Et moi, au milieu de leur échange pistolaire, j’ai tout d’un intrus… un espion involontaire et sans volonté… mais bien conscient d’avoir été de trop… interposé par inadvertance au milieu d’un conflit mafieux. 

Il va me faire taire. Pas le choix.

Aussi, la sanction ne tarde pas… terrible. Un bruit énorme, sec… sur l’oreille, avec dérapage incontrôlé sur le blair… une crosse de kalachnikov ? Je ne saurai pas dire. C’est la première fois…

Je crois qu’il m’a trépané, d’un seul coup. Laissé pour mort. La cervelle exilée. Adieu Berthe !

 

C’est le froid qui m’aura fait sortir de mon brouillard funèbre. Les pieds gelés.

 

Avant de déguerpir, ce salopard m’a dépouillé de ma paire de godasses, des Lotusse toutes neuves. De la chaussure Espagnole… mais de la bonne chaussure !

Un cadeau de Lola-Béha.

Merde !

C’est d’autant plus nul que ce grand sagouin doit faire au moins cinq ou six pointure de plus que moi. Il n’en fera rien.

Je peste… je râle…

Je m’exaspère, tiens !

Cela n’a peut-être plus beaucoup d’importance compte tenu de mon pronostic vital, mais quand même, détrousser un moribond c’est laid. Très laid !

Je n’ai rien à rajouter.

Sauf que m’avoir laissé sans chaussure c’est indécent.

 

Passons.

 

Je voudrais désormais penser à quelque chose d’agréable.

On dit que cela soulage, que cela rend la fin plus douce.

 

Rien à faire.

Impossible de passer à autre chose. Je ne suis que l’instant présent et je ne souhaite rien d’autre que de ne plus avoir froid.  Au pied. Et partout. Voilà tout.

Le bonheur ici et maintenant se serait une paire de bon gros chausson matelassés. De ces charentaises que l’on ne trouve plus que sur les étals des petits marchés de village.

 

Regret éternel.  

Si c’était possible j’aimerai survivre rien que pour le retrouver à ce pourri d’austro-hongrois et les lui faire bouffer mes Lotusse espagnoles.

Mais je me dis qu’il doit être loin déjà. Et puis de toutes façons je ne suis pas taillé pour faire bouffer quoique ce soit à qui que ce soit.

Et puis le reconnaitrai-je seulement. Je me souviens juste de lui, de dos, alors qu’il marchait, son nain sanguinolent sous le bras. Puis il a dû monter dans sa bagnole… portière qui claque, le coffre sans doute, le corps mort qui retombe, bruit sourd et épais. Puis la porte du conducteur. Moteur qui gronde et crissement de pneu. Phares qui éclairent la nuit… Salut la compagnie ! Et le bonjour chez vous… Retour à Pétaouchnock.

Il ne m’a laissé que mon dernier souffle pour pleurer.

Et encore !

Même pas la force de lever une paupière. Alors émettre une larme…

 

Je crachote bien encore un peu de sang, mais sans enthousiasme. Un écoulement, tout au plus. J’ai l’occiput en pièces détachées, le cortex en bouilli et je vais mourir au petit matin, inconfortablement avachi sur un tas d’ordure, au fond d’une impasse malsaine du vieux Bordeaux, comme un chien.

Un chien abandonné.

 

Pourquoi d’ailleurs au-delà de cette triste nuit, pourquoi m’abandonne-t-on toujours ?

 

Vous savez quoi j’aimerai bien un peu de poésie avant de passer de l’autre côté.

Pas des poèmes… Juste entendre le gazouillis des oiseaux, une dernière fois. Ou à défaut, un roucoulement de pigeon. Même celui d’un de ces sales colombidés sédentaires qui ensevelissent nos villes sous des kilotonnes de fiente. Entendre leur rou-rou rassurant.

Non !

Dommage…

De toute façon le sang coagulé m’a bouché l’oreille droite. La gauche, celle du côté qui a morflé, est en chou-fleur. Elle n’écoutera plus jamais personne. Ni poésie, ni rien du tout. Seulement ce ronflement interne, ce vrombissement lancinant.

J’ai là, dans ce qui me reste de boite crânienne, comme un réacteur de 747… Le bruit, et la chaleur avec. La tête en feu. La faute au kérosène sans doute… ça brûle. Je me consume…

Moi qui voulais être incinéré !

Puis il y a ce goût de sang dans la bouche.

 

Après, tout devient vaguement irréel.

Scène impressionniste. Flou artistique.

De façon lointaine, m’est parvenue une étrange musique. Le chorus cuivré d’un trombone en coulisse… Coulisse vers la sortie ? Voie sans issue ?

Puis en sourdine, des voix étouffées. Des cris engorgés. Des mots muets.

Le requiem des noctambules. Messes basses. Bassesse inhumaine. Sortant de nulle part. Sortant de partout.

C’était là les complices de mes nuits blanches.

Mes compagnons de Bourbon, maquisards du Ricard… mes acolytes du litron. Je les sentais. Incohérents, suintant l’alcool, comme d’habitude, mais néanmoins solidaires.

Ça bavardait. Ça balbutiait. Ça parlait pour ne rien dire.

Peut-être pour ne pas vomir.

C’était mes amis, mes semblables, mes égaux !

Le zinc abolit toutes les différences. En commun, ce même désespoir à noyer dans un dernier verre. Même faiblesse. Même solitude. Même détresse…

 

Pourtant, parfois, chez Lola, il y avait des instants heureux… même chez ceux qui ne l’étaient presque jamais. Des instants où la vie s’accrochait à leur échine fourbue le temps d’une nuit, le temps d’un verre, le temps d’un espoir. Lueurs d’un rêve d’amour qui flottaient au-dessus des cernes lourdes et noires chez cette femme, fulgurance d’un rire d’enfant chez ce vieil homme, rire venu de nulle part et qui résonnait dans la moiteur ambiante tel un coup de tonnerre dans une nuit d’été… Sourires empruntés et maladroits, ici et là, qui tournoyaient comme des hirondelles affolées au-dessus des nappes brumeuses des esprits enivrés.

 

Instants apaisants. Instants bienfaisants.

 

Les artistes maudits prenaient alors le temps de se lancer dans les   prémices d’une idée de génie, une esquisse jetée à même une serviette papier, quelques rimes aux couleurs de l’arc-en-ciel au dos d’un ticket de caisse. 

 

Autant de pierres dans la mare de l’art.

Autant d’œuvres majeurs passées inaperçues, oubliées…

Au bar, tous artistes, un instant.

 

Et puis, à la périphérie de ce petit monde, il y avait les autres.

Charognardes, charognards en costume du soir.  

Plantés là, tous, à se faire mijoter la cocotte à frissons. Rats d’égout. Mouches à merde. Voyeurs.

Tous témoins de cette morbide actualité.

Et cette fois-ci, pour eux, ça avait été le grand jeu… et pour pas un dollar de plus. Je vous le dis, rien de tel qu’un bel assassinat pour vous arracher à votre monotone inexistence.

Ils étaient juste passés pour s’encanailler un peu, venus en touriste, visite indiscrète au pays de la déchéance… et d’un coup : le feu d’artifice.

C’est madame qui voulait voir. Les putes, les voyous, les clodos. Irrésistible attraction des temps modernes pour la détresse citadine. Circuit de nuit dans les bouges infâmes. Les bas-fonds, la crasse… la rue : ses trottoirs, ses indigènes. Bientôt en autobus, tout ça, comme à Soweto, à Sao Paulo, à Mexico… mais, désormais, tout ça ici, dans le quartier d’à côté. A deux pas… à Bordo.

Et ça lui avait secoué les ovaires à la blanche colombe : la brutalité, la violence même de ce petit meurtre. Pour sûr ! Et les roustons à papa, tout comme : Au fin fond du caleçon, près du colon. A dégager ! Nobody dans le body…

Ce n’était pas fier tout ce beau monde sous les rafales. Tous planqués !

Mais au final, quelle aubaine ! La réalité au-delà de la fiction.

Eux qui par tradition se mouraient  discrètement, enlisés dans l’emmerdement, ils l’avaient vu, de leurs yeux vu, leur premier assassinat.

Du fond de leur insondable solitude, ils me regardaient mourir.

 

Même si la télé nous habitue à tout, surtout au pire, ce n’était pas pareil. Il y avait l’ambiance, l’odeur. Comme aux champs de courses… les chapeaux et le crottin, ça ne s’explique pas, faut y être ! Et, ici aussi, les pronostics allaient bon train, mais pas dans le bon sens. J’avais une côte de 500 contre 1. 

J’étais moribond, à peine en vie. Pâle, blafard.

Condamné. Victime. Crevard… viande froide déjà.

Bon pour le congélo.

Et ils élucubraient sur mon triste sort, bien qu’ils fussent exonérés depuis longtemps du moindre soupçon de compassion envers leurs semblables.

Rentrons chéri…

Non attend ! Encore un peu.

Rentrons, te dis-je ! Il a eu ce qu’il méritait…

Pourquoi dis-tu ça ?

Il n’y a pas de fumée sans feu…

Pas de fumier sans coup de feu… Humour, ma chérie ! Humour.

Ambiance carabin.

A propos je suis sûr qu’il y avait là un toubib. Au moins un… sur le tout ! Aucun n’a bougé !

Serpent d’Hippocrate !

A quoi bon se salir les mains d’un sang sans le sou ?

Le sang d’un voyou… présumé.

 

Par le trou béant de mon crâne, je la voyais cette populace nauséabonde. Pourriture ! Saleté ! L’effroi passé leurs avait rendu leur superbe indignité. Qu’ils aillent au diable ! Tous…

Crapauds, vipères… vautours et mygales.

Toute cette ménagerie qui suivait les derniers instants de mon âme. 

 

Et mes hiboux de comptoirs avec, leur souris pas loin. Sans fleur ni couronne, obsèques improvisées sur le macadam.

La mort est toujours obscène.

 

Dire qu’avant d’aller me faire dérouiller, j’étais encore avec eux… à boire. A rire… Un membre de la famille donc… La grande famille des estropiés du quotidien. Victimes économiques. Marginaux. Barbus. Poètes… aventuriers sans aventure. Quidam…

Drôle de famille, certes. Hommes, femmes… sans âge, mais assurément éphémère, sans histoire parce que déjà sans vie.

Tous sous le même antidépresseur.

Tous. Alcooliques. Névrotiques. Psychotiques.

 

Au comptoir, on se côtoie, on se croise mais sans jamais se connaître. Aucun. Tous des sans nom…

Un prénom, tout au plus ! Vincent, François, Paul et les autres… 

Les autres: Parlons-en… Ou plutôt n’en parlons pas, puisque personne ne leur parle. Quand on rentre, juste  un « salut la compagnie ! »… et puis, plus rien. Les autres… Oust ! Au coin. Ou pour être plus juste, au fond, là où commence l’oubli.

C’est la vérité.

La plupart, inconnu.

Parfois, au mieux, un sobriquet. Un nom de guerre pour de drôles d’indiens. Et à chacun son western…

Il y avait Camembert, Trompette, Anticyclone. Des noms de scène. Comme à Hollywood !

Moi, c’est… c’était… C’était quoi déjà mon nom ?

J’ai un trou de mémoire.

Normal ! Vu ma brèche occipitale…

Etrange et angoissante sensation, quand même !

Ne plus être, parce qu’on ne sait plus son nom.

Je cherche tant bien que mal au milieu des boyaux inondés par le flux sanguin de ma cervelle explosée. Images brèves de mon passé. Souvenirs fugaces. Eclairs de lucidité.     

Je les entends mes potes, qui m’interpellent :

« Pantalon ! »

« Pantalon, tu bois un verre ? »

Pantalon ! Ce n’est pas un nom, ça ! Pantalon !

Ce n’est pas le mien ! Sûr…

Alors je fouille encore… Besoin de savoir qui je suis.

Mais je m’épuise vite. Mes yeux se voilent. Vertige… Absence.

 

Pantalon ! Bof !

Pourquoi pas ! Il y a plus con comme nom…

Je me souviens d’un travesti qui s’appelait Lefion… Vraiment !

Alors Pantalon… pourquoi pas ?  

D’ailleurs à force de le dire, je m’y fais déjà… Pas vous ? Pantalon, Pantalon, Pantalon… Allez !

Pantalon, Pantalon…

 

Tiens ! Ça me revient…

 

Pantalon : parce qu’une fille était venue pleurer que je n’avais même pas pris le temps de le quitter… mon pantalon.

Enfin quoi ! Pas besoin de se dénipper total pour tirer un coup à la va-vite… C’est contractuel ! On relève les jupes, on écarte les rideaux et hardi petit ! D’accord avec moi ?

Au Ritz, on baise autrement, certainement… Mais sous une porte cochère, c’est comme ça !

 

Toujours est-il que ce soir-là, l’apostrophe avait été suffisamment croustillante pour qu’au comptoir, j’y gagne mon surnom ! Je suis devenu à jamais Pantalon, comme un autre s’était fait surnommer Chaussette…

Peut-être à cause de la même fille ?

 

Cependant, je tiens à le dire, Pantalon, ce n’est pas mon vrai nom. ! Mais tout de suite, là, actuellement et présentement, c’est tout ce qu’il me reste… Et puis, de toute façon, dans ce microcosme, un surnom ce n’est déjà pas si mal. Je vous l’ai dit, d’autres types n’étaient rien… et ne seraient jamais personne.

C’était « machin », c’était « mes couilles », c’était : « Eh ! Toi ! »

Des types… Des types qui avaient fait partie de ma vie, le temps d’un regard, d’une tournée, d’une nuit. Des types avec qui j’aurai pu échanger ma destinée sans que ni l’un ni l’autre n’y voient d’inconvénient. Du moins jusqu’à cette putain de nuit.

 

Et tous, ils étaient là…Les types, les copains et les autres. Tous, dehors, sous la bruine… incapables. Badauds inutiles.  

J’étais à l’agonie… les yeux extradés, les souvenirs en vrac, et je ne leurs apercevais que leurs chaussures piétinantes…

Escarpins, ici… santiags, là…

Les uns et les autres.

Même des Nike !

Charmant tableau sans doute que cette chaussée encombrée par ce convoi impromptu, défilé pédestre et néanmoins mortuaire où chacun devisait sur l’incertitude du lendemain. Des limbes où je m’enfonçais, j’entendais confusément mon oraison funèbre. Homélie burlesque. Propos Funestes.

 

C’est Pantalon ! 

Il s’est fait buter ! 

   Et l’écho… de l’autre côté de la rue.

Qui c’est ?

Christophe Colomb ?

Un député ! 

   Et plus loin. 

Le talon…            

Pourquoi l’amputé  ? ? ?  »

Va comprendre ce qu’on t’explique quand t’es à deux grammes, dans le brouhaha et sous l’effet du pathétique.  

Puis sirènes de pompier. Police secours.

Les témoins regagnent leurs pénates !

La tragédie s’accélère.

Tourbillons et cotillons. Ça danse tout autour.

Tout m’étourdit. 

 

Trou de mémoire…

Je suis là. J’y suis plus. Absence.

 

Le vrombissement, le kérosène encore… pire peut être, la fièvre cambodgienne. Une dernière couche de napalm… la cervelle qui crame… et tout est fini. Sans regret.

Je démissionne. Je renonce. Coma.

A quoi bon s’éreinter ! La cause est entendue.

Trois larmes plus loin, on n’est plus rien. Quidam bouffé par les vers… on m’oubliera vite.

On ne s’embarrasse plus des fantômes du souvenir.

On disparaît. Et zou ! Voilà tout.

Ci-gît Pantalon, souvent déchiré et finalement troué un soir de pluie.

 

Seulement voilà ! Un concours de circonstances, sans doute atténuantes, fit que j’allais survivre à cet assassinat.

Survivre. Au sens figuré du terme. En fait j’allais passer  au-dessus de la vie. Comme un oiseau, tout voir de haut.

 

 

EH ! MACHIN... RESTES AVEC MOI §
C’était un jour, au petit jour. Juste après l’amour.

« Reste encore un peu ! » Lui avais-je demandais.

Déjà douché, habillé, il ne m’écoutait pas, ou plus. Le casque de sa Harley vissé sur les oreilles, il allait bel et bien sortir de mon horizon si je ne faisais rien. Alors j’ai crié :

« Eh ! Machin ! Reste avec moi… »

Que je me suis senti sotte en l’appelant ainsi !

Après les instants qu’il venait de me faire vivre. Après nos enlacements, nos embrasements… Nos baisers  passionnés, nos désirs assouvis, nos corps éperdus et repus. J’avais eu l’impression de nous souiller.

Si cela avait été un petit coup entre deux autres petits coups, juste une polissonnerie avec un bon copain, pourquoi pas Machin ? Mais pas après les mots que j’avais entendus. Pas après nos murmures susurrés, nos souffles mêlés, nos cris étouffés dans la chair de l’un et de l’autre.

Mais comment aurais-je pu l’appeler ? Je ne connaissais pas son prénom et j’avais déjà trop souvent donné du mon amour, du mon chéri pour le mélanger avec ceux-là.

Lui, il était et serait forcément unique.

On dit qu’il existe des hommes que l’on ne croise qu’une fois, une nuit, quelque fois encore moins que ça, et qui, cependant, vous marquent pour la vie. Il était de ceux là.

Un homme fait tout entier pour l’amour. Pour le sexe.

Pour le mien, du moins. Alors que je pensais avoir fait largement, c’est-à-dire dans toutes les largeurs et toutes les largesses, je pensais donc avoir fait le tour de la question, mais pourtant jamais auparavant je n’avais connu pareilles vertiges. Il avait été là à chaque instant où je l’attendais. Comme s’il n’avait pas existé ! Comme s’il avait été en moi ! Partout à la fois.

Et ce seigneur, moi, je l’avais appelé machin

J’ai dû avoir l’air si désolée qu’encore une fois il est venu à ma rescousse.

« Si nous devons nous aimer encore comme cela, je préfèrerai que tu m’appelles Zola. Je sais que c’est un prénom un peu ridicule, mais c’est… »

Je ne lui ai pas laissé le temps de finir ses explications.

Ma langue avait envahi sa bouche.

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